En 2011, David Fincher reviendra au thriller pur jus en réalisant Millenium – les hommes qui n’aimaient pas les femmes (« The Girl with the Dragon Tattoo » dans la langue de Shakespeare). Le roman de Stieg Larsson avait par ailleurs déjà bénéficié d’une très bonne adaptation suédoise. Produite par Columbia et Scott Rudin (après The Social Network), conjointement avec la MGM, cette nouvelle mouture US arrive à comprendre le cœur de l’œuvre originale tout en bénéficiant d’une fabrication et d’un casting exemplaire !
Millenium est à la base une trilogie littéraire suédoise, écrite par le regretté Stieg Larsson juste avant sa mort en 2004. Immense phénomène dans son pays natal avant de conquérir le monde, Millenium deviendra rapidement le centre d’intérêt du monde cinématographique. Non seulement il s’agit de très gros succès, de thrillers absolument captivants, et de polars dits « scandi-noir » dotés de 2 personnages principaux profondément fascinants !
Le 1er roman bénéficiera d’une très bonne adaptation en 2009 réalisée Niels Arden Oplev (Dead Man Down), tandis que les 2 suites (La Fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette & La Reine dans le palais des courants d’air) seront également adaptées avec un budget moindre, et un résultat un peu plus mitigé. Mais dès 2009, Sony Pictures décide d’acquérir les droits pour une adaptation américaine. À son bord on retrouve le grand scénariste Steven Zaillian (La Liste de Schindler, American Gangster, The Irishman) et bien sûr David Fincher à la réal, précédemment auréolé de la superbe réception de The Social Network.
Millenium – les hommes qui n’aimaient pas les femmes débute comme tout bon thriller mystérieux : sur l’île fictive d’Hedestad, un vieil homme richissime dénommé Henrik Vanger contemple une fleur séchée envoyée dans un petit cadre. Depuis 36 ans, il reçoit le jour de son anniversaire le même cadeau, que sa nièce Harriet lui envoyait. Cette dernière serait décédée dans les années 60, sans que le corps n’ait été retrouvé. Depuis ce jour, la famille Vanger est brisée et Henrik continue de recevoir ce curieux présent par son meurtrier.
Malade, Henrik va engager le journaliste Mikael Blomkvist pour élucider ce mystère une bonne fois pour toute. Brillant reporter d’investigation et co-propriétaire du mensuel Millenium, Blomkvist est au même moment jugé pour diffamation concernant un industriel véreux. Henrik promettra à Blomvist l’élément miracle pour le réhabiliter, et ce dernier se plongera dans les sombres secrets de la famille Vanger. En parallèle, la jeune hackeuse Lisbeth Salander sera recrutée par Blomkvist dans cette quête de vérité sur Harriet. Une investigation qui mettra à jour de sordides révélations sur un tueur de femmes !
Le yin et le yang
Fincher admettra que ce qui l’intéressera dans Millenium (au-delà de la possibilité d’adapter un gros thriller à succès pour adultes sans bride), ce sont les personnages. Tout d’abord, Blomkvist peut-être considéré comme le protagoniste principal (c’est surtout valable pour la 1e partie du 1er tome). Intelligent et fort, mais peut-être pas autant qu’il le pense, c’est le personnage « porte d’entrée » pour tout spectateur ! Droit et bon-samaritain, on a néanmoins affaire à un perso réaliste et contrasté. Divorcé et dans une relation adultère avec sa co-rédactrice en chef Erika Berger, il fallait trouver un acteur viril et crédible en ami des femmes. Daniel Craig (007 Spectre, À Couteaux Tirés) fut le 1er acteur engagé sur le film sur suggestions d’Amy Pascal (productrice en chef de Sony Pictures). Après être entré en compétition avec notamment Brad Pitt, Viggo Mortensen, Johnny Depp et George Clooney, Fincher portera son dévolu sur Mr James Bond. Un choix bienvenu pour une interprétation toute en nuance et emportant immédiatement la sympathie du spectateur !
Mais le personnage qui cristallise bien plus Millenium dans l’inconscient collectif est Lisbeth Salander ! Une marginale de 23 ans capable de contourner toutes les cyber-sécurités possibles, au look punk et à l’allure frêle. Le rôle avait révélé Noomi Rapace (Prometheus, Seven Sisters) en 2009, via une interprétation intense et pleine de caractère. Désireux de mieux coller à la caractérisation du bouquin, Fincher voudra une Lisbeth au look plus fantomatique et moins exubérante que la version suédoise. Un important processus de casting de plus de 2 mois attirera la plupart des actrices en vogue (Scarlett Johansson, Natalie Portman, Jennifer Lawrence, Kristen Stewart, Anne Hathaway, Evan Rachel Wood, Léa Seydoux…). Mais c’est la jeune Rooney Mara (Her, Carol, A Ghost Story) qui tapera dans le mille, dans ce qui est encore à ce jour sa prestation caméléon la plus impressionnante !
Déjà présente pour un petit rôle dans The Social Network, Rooney Mara n’était pas un choix évident pour incarner Lisbeth, même auprès de Fincher. Quand même emballé par leur précédente (et courte) collaboration, les auditions finiront de convaincre (même l’équipe de tournage suédoise, immédiatement rassurée en voyant débarquer Mara à Stockholm). Une transformation qui force le respect : piercings (réels ou non) au sourcil, au nez, à la bouche et à la poitrine ; sourcils décolorés, cheveux courts et coupés de manière amateure… L’actrice fumera plusieurs paquets de cigarettes par jour et prendra un délicieux accent suédois pour une interprétation remarquable. La Lisbeth imaginée par Stieg Larsson prend donc littéralement vie sous nos yeux !
La costumière Trish Summerville (Red Sparrow, Hunger Games – l’Embrasement), qui s’occupera dorénavant de chaque film de Fincher, apporte donc un look grunge mais authentique, avec un léger côté menaçant et androgyne. Dans ces habits usés et son allure nonchalante, Lisbeth représente une certaine curiosité initiale de la part du spectateur. Dans un sens, on est pas loin de Marla Singer de Fight Club, avec un soupçon de Mark Zuckerberg de The Social Network dans cette caractérisation d’un personnage complètement asocial, non-stéréotypé et qui décide de prendre les rênes de sa vie (avec le léger aspect autistique et hacker en prime). Dotée d’un lourd passif psychiatrique et familial, placée sous tutelle, Lisbeth reste une vraie femme forte assumant son identité et sa sexualité : sans doute le personnage le plus féministe de la carrière de Fincher !
Millenium Les hommes qui n’aimaient pas les femmes
Millenium bénéficie d’un vrai scénario réussi : initialement dense, Zaillian a tranché dans le gras et essayé de conserver la substantifique moelle du bouquin ! Exit plusieurs détours narratifs et persos tertiaires… l’essentiel de l’œuvre est là tout en gardant les thèmes principaux chers à Stieg Larsson. Une des grosses interrogations initiales vis-à-vis de cette version US était de savoir pourquoi ne pas se réapproprier le texte et le transposer en Amérique ? Fincher et Zaillian ont très bien compris que Millenium est une œuvre profondément européenne (et suédoise bien sûr). Que ce soit la caractérisation de la famille Vanger (et donc abordant le nazisme), la critique des tutelles (un système délaissant les enfants et profondément critiqué par l’auteur), le passé de Lisbeth (traitant d’ex-URSS et d’espions du KGB dans les suites) ou bien sûr l’environnement architectural : c’est impossible de s’en défaire sans dénaturer le roman ! Un vrai respect qui porte ses fruits donc.
« Je pense que les gens sont pervers… c’est ce sur quoi j’ai basé toute ma carrière ! » dira David Fincher ! Galvanisé à l’idée de réaliser un grosse production (90 millions de dollars de budget) qui soit Hard-R (interdite aux moins de 17 ans), ce dernier comparera son approche à des films comme Chinatown et Les chiens de paille. Le premier pour son enquête déterrant de noirs secrets familiaux , le second de par sa nature de récit n’hésitant pas à provoquer le malaise. En effet, Millenium est sans doute un des films les plus graphiques de sa filmographie. En particulier pour ce qui concerne la relation entre Lisbeth et Bjurman (son tuteur légal), impliquant une inoubliable et dérangeante scène de viol.
Sans entrer dans la catégorie traumatisante d’Irréversible, on tient quand même une superproduction mature qui n’hésite pas à secouer (sans caractère gratuit ou complaisant) pour les besoins de l’histoire. Une noirceur qui laissera l’acteur Yorick van Wageningen (Les Chroniques de Riddick, Le Nouveau Monde) tremblant aussi bien que l’équipe, mais qui récompense le spectateur par la suite. À l’instar de la scène de meurtre de RoboCop, le film met les pieds dans le plat pour ensuite représenter une vengeance inspirante et qui façonne magnifiquement le personnage de Lisbeth ! Une héroïne violentée certes, mais qui ne devient jamais une victime psychologiquement.
Côté mise en scène : Fincher emballe les 2h40 de film à merveille ! Que ce soient des séquences de dialogue, de poursuite à moto, de suspense ou de torture (une brillante scène en plein « antre de l’horreur » à l’aspect clinique, affublée d' »Orinico Flow » sur suggestion de Craig lui-même) c’est maitrisé de A à Z. Le réalisateur est évidemment inspiré (l’arrivée au domaine des Vanger n’est pas sans rappeler le voyage d’Harker vers le château de Dracula), et cette nouvelle collaboration avec Jeff Cronenweth (Fight Club, The Social Network) confère à Millenium un splendide look glacial aux lumières non-orthodoxes.
Une photographie méticuleuse usant des sources lumineuses diégétiques, associée à des CGI encore une fois invisibles. Que ce soit la neige (oui), le feu, les fenêtres, les écrans d’ordi, le verglas, étalonnage, le visage de Rooney sur la moto, la disposition des nuages et même le sang : le recours au numérique est important, justifiant une importante post-production. Un long processus qui permettra également une stabilisation de nombreux plans pour proposer des mouvements de caméra imperceptibles.
The Sound with the Dragon Tattoo
Un apport de nuances sublimé par le retour du duo Trent Reznor-Atticus Ross (Watchmen, Mid90’s, Waves, Traque à Boston) à la BO, après leur travail exceptionnel sur The Social Network. En résulte une musique atmosphérique et lourde (peut-être même encore plus expérimentale que leur composition préalable), mêlant admirablement électronique et acoustique. Des sons non organiques qui capturent la noirceur de l’histoire autant que les sentiments de solitude ou de violence. Un boulot formidable (l’intense « She Reminds Me of You« , le mélancolique « What If We Could ?« , le prenant « The Heretics » ou l’énigmatique « I Can’t Take it Anymore » en illustrent la richesse auditive) composé pendant 6 mois sans voir d’images du film.
Si bon nombre de morceaux ne sont pas présents dans le film (« Oraculum » ou bien « A Thousand Details« ) et sans doute prévus pour les suites, on tient une reprise d’Immigrant Song par Karen-O (dévoilée pour le teaser) utilisée dans le superbe générique d’ouverture. Une séquence réalisée par Tim Miller (Deadpool) via son studio BLUR (avec lequel Fincher produira Love, Death & Robots plus tard). Sorte d’anti-générique de James Bond, ce cauchemar macabre résume globalement les 3 livres de Larsson selon le point de vue de Lisbeth. C’est sombre, ça évoque autant la misogynie dénoncée de l’œuvre que la psyché de son héroïne, y a du cuir,des piercings, du dark et du meurtre… un des génériques les plus marquants de mémoire récente tout simplement !
Briser les conventions
Comparé à la version suédoise, cette adaptation de Millenium perd un tantinet en authenticité brute (forcément, le budget 9 fois plus important l’aspect léché de la mise en scène de Fincher offre un rendu bien différent). En contrepartie elle gagne à tous les autres niveaux, en particulier dans sa structure narrative. Dense, le récit brise les conventions des 3 actes habituellement conçus pour chaque film. Exposition, conflit, résolution : un schéma classique dans lequel Millenium ne tombe pas via une structure en 5 actes. Les 2 protagonistes ne se rencontrent en effet qu’au bout d’1h de film. Une première partie divisée en 2, avant de créer un épilogue étiré (concluant des enjeux présents lors du premier quart d’heure) se déroulant après un important climax. Une complexité narrative dont le rendu limpide ne doit qu’à un extraordinaire boulot de montage (Angus Wall & Kirk Baxter, collaborateurs attitrés de Fincher) arrivant par ailleurs à jongler avec les scènes d’enquête de manière fluide, et les flash-backs dans les 60’s (photographie d’époque chaleureuse et saturée du plus bel effet) sous formes d’inserts… La grande classe !
Malgré une excellente durée, difficile de donner beaucoup d’espace à la myriade de personnages secondaires (rien que la famille Vanger, dont on connaitra tout au plus que 4 membres), dont certains (Joel Kinnaman, Goran Višnjić et Elodie Yung) ont des rôles plus importants dans les suites. Millenium – les hommes qui n’aimaient pas les femmes bénéficie néanmoins d’un excellent casting : Robin Wright (House of Cards), Christopher Plummer (Tout l’Argent du Monde), Joely Richardson (Red Sparrow) et un Stellan Skarsgård (Chernobyl) dont le charme cache une exquise double facette (l’acteur a d’ailleurs été engagé sur conseil de Gore Verbinski).
Se terminant sur une scène de fin douce-amère (inédite dans cette version US), tous les espoirs étaient tournés sur la possibilité de suites avec la même équipe. Zaillian et Andrew Kevin Walker (scénariste de Se7en) avaient déjà commencé à plancher dessus, avec la promesse de changements significatifs au sein de leurs intrigues. Avec un succès modeste de 232 millions au box-office (dont 102 rien que sur le territoire américain), on aurait pu espérer que la suite se concrétise. La MGM estimait une minuscule perte, et ajouté à cela l’indisponibilité du casting, le projet tombera à l’eau.
On écopera d’une suite-reboot ultra déceptive en 2018, et n’ayant rien compris de ce qui caractérise Millenium. À savoir de l’excellent scandi-noir dont la froideur évocatrice dénonce la misogynie patriarcale d’une société gangrénée par les vestiges du fascisme. Mais surtout, Millenium est un superbe conte dressant le portrait de 2 personnages différents qui s’entraident pour sortir de leur isolement. Une relation homme-femme terriblement moderne, brillamment dressée par David Fincher, Steven Zaillian et surtout le regretté Stieg Larsson.