En 2010, David Fincher s’attaque à la genèse de Facebook avec The Social Network ! Sorte de biopic romancé écrit par Aaron Sorkin, difficile d’y voir l’intérêt que porte le réalisateur sur le papier. C’est bien sûr sans compter un script dense et riche, un casting éclectique d’exception et une mise en scène chirurgicale qui fera de The Social Network un phénoménal film-testament sur l’évolution de notre société via le numérique.
En octobre 2003, le jeune Mark Zuckerberg est un étudiant de la prestigieuse université d’Harvard. Avec son meilleur ami Eduardo Saverin, il créera un soir un algorithme pour un site, intitulé Facemash. Chaque utilisateur peut voter pour classer le physique des filles du campus. Un mini-phénomène qui se soldera par 22 000 connexions en 2h et le crash du réseau Internet de l’université ! Un exploit qui le fera repéré par les jumeaux Winklevoss et Divya Narendra, 3 étudiants faisant partie du très fermé club Phénix !
Désireux de créer une interface en ligne (Harvard Connection qui sera ensuite baptisée ConnectU), sous forme de site de rencontres pour étudiants, ils engageront Mark pour en concevoir le code. Plus ambitieux, ce dernier décidera avec Eduardo de créer un site prenant toute la vie sociale des utilisateurs (photos, amis, statuts, profils… bref vous connaissez la suite !) pour la mettre en ligne. « TheFacebook » vaudra rapidement des millions de dollars à mesure qu’il s’étendra. Mais comme le dira la tagline du film : on ne se fait pas 500 millions d’amis sans se faire quelques ennemis !
Les Winklevoss et Narendra attaqueront Mark en justice, et le bébé numérique de ce dernier sèmera de plus en plus la discorde entre lui et Saverin. Des tensions naissantes au même moment où Sean Parker (fondateur de Napster et attirant entrepreneur) interviendra pour faire partie de la révolution en cours ! Au final, tout le monde essayera de réclamer sa part du gâteau, dans une histoire vraie (sans volonté d’imiter les personnes réelles) qui n’hésite pas à faire quelques détours narratifs pour les besoins du film.
Selon le site anglais Information is Beautiful, The Social Network a un taux d’exactitude de 76%, ce qui est globalement dans la moyenne haute des biopics ou autres long-métrages traitant de faits réels. Mais comme le dira Aaron Sorkin (qui jusqu’alors était surtout connu pour la série politique À la Maison-Blanche ou bien les films Des Hommes d’Honneur et La Guerre selon Charlie Wilson), ce qui l’attirera n’est pas vraiment l’émergence de Facebook. En se basant sur le bouquin The Accidental Billionaires, le scénariste s’intéressera avant tout à une histoire traitant d’amitié, de trahison, de pouvoir, de classes sociales, de succès… Via ses propres recherches et documentations personnelles, il en tirera un script dense dont les thématiques interpelleront David Fincher !
L’impact magnifié des mots
Si Aaron Sorkin est désormais un scénariste de renom derrière les scripts de Le Stratège, Steve Jobs (que Fincher a failli réaliser), Le Grand Jeu et Les Sept de Chicago (il a même réalisé ces 2 derniers films), découvrir The Social Network en 2010 est un énorme uppercut. Très impliqué sur le tournage, son style transparait à l’écran dès les premières secondes : une scène tournée avec 2 caméras (champ/contre-champ) dont il a fallu 99 prises pour arriver au résultat final ! Rien de tel pour informer les spectateur du niveau d’implication requis et de donner le ton de The Social Network. À savoir un film très verbeux, où les dialogues se répondent avec force, où chaque phrase résonne comme une musique et où chaque mot est délivré de manière précise tout en paraissant complètement naturelle.
De vraies balles de ping-pong verbales qui sont curieusement magnifiées par l’empreinte stylisée de David Fincher, sans pour autant trahir l’ancrage réaliste du scénario. D’habitude intéressé par les scripts très « visuels », le réalisateur parvient à donner corps au texte de Sorkin et toutes les subtilités qui en découlent. Un travail qui vaudra également par un montage absolument fantastique (basé sur 286h de rushes !) et récompensé aux Oscars, par Angus Wall (fidèle collaborateur de Fincher) et Kirk Baxter (monteur attitré du réalisateur à partir de Benjamin Button). Une fluidité impressionnante au service d’un film dense à la structure narrative à double temporalité : d’un côté les jeunes années à Harvard qui conduiront à la genèse de Facebook, de l’autre des scènes de plainte et de dépositions quelques années plus tard (qui furent une torture à tourner selon les acteurs).
Pour délivrer des répliques affutées comme des lames de rasoir et ne laissant aucune place à l’improvisation, il a fallu trouver les meilleurs jeunes acteurs tout simplement. Un casting de prodiges majoritairement composé d’inconnus au bataillon ou d’acteurs en plein essor qui exploseront par la suite. Pour jouer les Winklevoss, Armie Hammer (Call Me by Your Name, Agents très spéciaux) livre une double performance toute en nuances (on évite le cliché du gentil jumeau et du « evil twin »), seulement permise par un ravalement de façade numérique invisible sur l’acteur Josh Pence (on est dans un film de Fincher après tout, même un tel film bénéficie de scans 3D ou de fonds verts pour les écrans d’ordinateur). Max Minghella (The Handmaid’s Tale) complète le trio « antagoniste » avec talent, et Justin Timberlake trouve ici son meilleur rôle.
Un curieux choix de prime abord (Jonah Hill était en lice pour le rôle de Sean Parker), motivé par la volonté de prendre un acteur doté d’une aisance à vivre dans le milieu de la production et du show business. Une décision qui porte ses fruits, tant Timberlake suinte d’un naturel et d’un charisme confondants, représentant la force motrice principale entre les 2 personnages principaux. Le reste de la distribution est également dirigée de main de maître : Rashida Jones (personnage en retrait mais qui représente la « conscience » du film), Joe Mazzello (Jurassic Park, Bohemian Rhapsody, The Pacific) qui amène une dose de légèreté, ou même des apparitions de Dakota Johnson (Sale Temps à l’Hôtel El Royale) et Rooney Mara (The Girl with the Dragon Tattoo) ! Cette dernière est présente moins de 5 minutes à l’écran, mais arrive à faire grande impression (élément qui lui sera bénéfique pour la suite de sa carrière…).
Abel & Caïn
Le cœur de The Social Network reste cependant la relation entre Mark Zukerberg et Eduardo Saverin. Une forte amitié qui se muera en rivalité à mesure où les deux acolytes auront des ambitions différentes (et que Sean Parker fera office de diablotin calculateur au centre), dont le prix ne se coûtera pas qu’en millions de dollars. Ce sera également la révélation de deux superbes acteurs à travers cette relation pilier prenant des allures de tragédie : Jesse Eisenberg (Zombieland, Cafe Society, Insaisissables) et Andrew Garfield (Silence, Under the Silver Lake, Tu ne tueras point) ! Tandis que ce dernier anime le film de son humanité (à savoir qu’il était initialement pressenti pour jouer Zuckerberg), Eisenberg illumine The Social Network d’une performance incontournable.
Mark est un personnage complexe et non-manichéen : désinvolte mais toujours concentré (on retrouve un zeste de la caractérisation du narrateur de Fight Club dans sa faculté à digresser et d’alterner les sujets), asocial mais pourtant créateur du plus grand réseau social… Un paradoxe ironique pour un protagoniste intelligent qui n’hésite pas à rabaisser les personnes de statut inférieur (comme la scène de rupture en intro) et jalousant ceux de statut supérieur (après tout, son ambition initiale est d’atteindre les hautes sphères de la société via Harvard et le club Phénix). La magistrale interprétation d’Eisenberg créée donc un « anti-héros » non-stéréotypé (pas de cliché du hacker accro à la caféine), non représenté comme un connard, mais comme un type déterminé à accomplir ses rêves, quitte à sacrifier tout le reste. C’est par ce biais qu’on touche à la substantifique moelle de The Social Network et son impact qui dépasse le cadre du biopic.
De par ses thèmes universels, The Social Network a tout d’une histoire intemporelle. Mais de manière avant-gardiste, le film met les pieds dans le plat en ce qui concerne les mœurs sociales du nouveau millénaire. Comme le dit Sean Parker « nous vivions dans des fermes, puis dans des villes, et maintenant nous allons vivre sur Internet« . Une ambition moderne dans un monde vieillissant, qui va mettre à mal la hiérarchie sociale pré-existante et ainsi façonner les interactions sociales des années futures. En ce sens, The Social Network pourrait être considéré comme un petit frère de Fight Club ! Après tout dans les 2 œuvres il est question d’un individu isolé, rencontrant une figure d’influence (Tyler Durden/Sean Parker) et prêt à renverser les codes d’un ordre établi via de nouvelles règles et un rabattement de toutes les cartes (la séquence de hacking pour recruter des informaticiens n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’ambiance des joutes musclées de Fight Club) ! Cerise sur la gâteau : le film se veut aussi punk que son auteur, ayant avoué avoir tripé sur le placement du mot « nécrophilie » dans un film PG-13 !
Il y a quelque chose de profondément cocasse dans le fait que le film motive la création de Facebook par une certaine rancœur de Mark vis-à-vis de son ex-copine. De surcroit, au fur et à mesure de l’intrigue, Mark ira jusqu’à perdre les relations signifiantes de sa vie dans l’optique de créer une interface censée reconnecter les gens. Une nuance qui trouvera sa plus grande résonance lors du tout dernier acte du film, où Mark invite Erica (son ex) en tant qu’ami sur Facebook. Un épilogue qui s’étire et ouvert à plusieurs interprétations : Mark gagne enfin et a sa revanche, après avoir créé un nouvel ordre mondial relationnel ? Est-il lui aussi esclave de son invention, contraint de se baser sur des datas, des profils et des acceptations d’ami virtuelles pour exister ? Une certaine humanité du personnage ressort (telle la fin de Citizen Kane, Mark est à la recherche de son « Rosebud »), et confronte bon nombre de thématiques de manière précurseure via un final déployant toute sorte de débats. La marque des grands films donc !
Une nouvelle ère
The Social Network est donc la parfaite conjugaison entre l’écriture de Sorkin (fervent adepte de théâtre et cela se ressent) et tout le talent de Fincher pour ce qui est de créer des œuvres narratives visuellement percutantes avec une direction d’acteurs au cordeau. Retrouvant Jeff Cronenweth (Fight Club) à la photographie, Fincher tourne avec de nouvelles caméras numériques RED offrant un plus grand spectre de couleur que sur Zodiac ou Benjamin Button, ainsi qu’une profondeur de champ ajustable et la possibilité d’un éclairage intra-diégétique. Le tout dans une volonté d’apporter une mise en scène capturant le regard des personnages, les nuances de leurs expressions et de leurs mouvements (formidable traveling suivant Garfield dans la scène la plus intense du film). Mais surtout, The Social Network est aussi la première collaboration du réal avec les compositeurs Trent Reznor & Atticus Ross (Watchmen, Mid90s, Waves, Traque à Boston)
Tandis que le premier est le musicien principal du groupe Nine Inch Nails (pour lequel Fincher aura d’ailleurs tourné un clip singulier) et adepte de musique industrielle (il produira le score de Tueurs Nés d’Oliver Stone et du Lost Highway de David Lynch), le second a une approche plus traditionnelle de la composition (il a travaillé sur Le Livre d’Eli des frères Hugues ou Hacker de Michael Mann) mais tout aussi inspire. Et avec The Social Network, le duo livre une superbe musique électronique atmosphérique et expérimentale ! Un puzzle de boucles sonores singulières mais s’organisant en un tout cohésif (à savoir que la musique n’a pas été créée à partir d’images du film). En utilisant un mélange de synthés, de piano, de guitares mais aussi d’un swarmatron (instrument artisanal produisant d’étranges bourdonnements et vrombissements), les compositeurs livrent un travail unique et marquant, proposant de vraies sonorités riches et organiques.
Il suffit d’écouter le trippant « In Motion » (utilisé lors de la scène de Facemash, une merveille de montage), le galvanisant « A Familiar Taste« , « In the Hall of the Mountain King » (dans une scène d’aviron jouant admirablement de la profondeur de champ grâce à un objectif à décentrement pour illustrer l’état d’esprit des persos) et enfin le thème principal du film : « Hand Cover Bruises« . Un son guttural et dissonant, allégé de notes de piano exprimant une solitude associée à une colère bouillonnante sous-jacente. Un morceau qu’on retrouve à 3 reprises et autant de variations à des moments significatifs du scénario pour illustrer une perte d’innocence progressive (estimons-nous heureux, il était à la base prévu que « Beyond Belief » d’Elvis Costello ouvre le film !).
The Social Network ou l’œuvre-testament des années 2010
The Social Network sera grandement salué (et à raison) à sa sortie, abreuvant Fincher d’un Golden Globe et de multiples récompenses aux Oscars (notamment pour le script, la musique et le montage). À cela s’ajoutera un joli succès au box-office (225 Millions de dollars pour un budget de 40) malgré que l’Oscar du meilleur film ait honteusement échoué au Discours d’un Roi. Pas de quoi pleurer, tant le film reste encore en mémoire. D’une volonté initiale de faire un « film sur l’adolescence » à la John Hughes ou Risky Business, David Fincher accouchera d’une œuvre maîtresse de la décennie.
Un script riche, des dialogues précis, un montage impressionnant, des acteurs au sommet, une BO unique, une mise en scène méticuleuse… autant d’ingrédients porteurs de sens qui illustrent à la fois une tragédie grecque et l’essor d’un monde 2.0 à l’ère du numérique. Un formidable drame plein d’humanité, qui est le parfait représentant générationnel de son époque. Oui, The Social Network est un des tous meilleurs films de David Fincher, mais aussi une des œuvres les plus pertinentes et modernes de ce début de siècle !
3 commentaires
Il faut à tout prix arrêter de la ramener avec cette espèce d’assommoir/somnifère surdialogué!
Un film extrêmement pointu et verbeux il est vrai,mais on espère que notre critique vous aura donné envie d’aborder le visionnage sous un autre angle ! Car en effet, The Social Network est bien bavard,mais heureusement ila (beaucoup) de choses pertinentes à dire 😉
Hors de question!
Je n’ai pas l’intention de réitérer l’expérience.
Une fois m’a amplement suffit.
Un ami l’avait téléchargé et mis sur sa clé USB afin de pouvoir le visionner à partir de son lecteur.
Je me trouvais chez lui ce soir-là et c’était en 2011.
Nous l’avons donc regardé. J’avais même mis mes préjugés et mes craintes au vestiaire.
Malheureusement, je dois admettre que ceux/celles-ci étaient franchement justifié(e)s pendant et après la vision de cet engin.
Malgré toute mon/ma attention/concentration auditive, ce film ne m’a guère captivé.
De toute évidence, ce métrage semble plus long qu’il ne l’est.
Un film ne saurait de toute façon pas captivé s’il ne parvient même pas à divertir.
Pour captiver, un film se doit de dépasser le stade du simple divertissement.
Or, celui-ci n’atteint même pas ce stade puisqu’il ennuie plus qu’autre chose.
De plus, ce qui est surdialogué m’agace la plupart du temps.
Et je persiste à penser que le sujet est difficilement cinégénique dès le départ.
Et pour conclure, ce n’est pas parce que ce métrage est signé David Fincher qu’il faut se montrer spécialement plus indulgent.