Seven (stylisé Se7en) a secoué le monde du Cinéma lors de sa sortie en 1995. Après l’expérience ingrate subie sur le tournage d’Alien³, David Fincher livre ici son premier vrai long-métrage, sans interférences et avec un vrai contrôle créatif. Ce qui s’apparentait au départ à un nouveau thriller policier du dimanche soir se révèlera une inoubliable pierre angulaire du genre. Imité depuis, mais jamais égalé !
Malgré une expérience traumatisante sur le 3e volet de la franchise Alien (« je pensais qu’il était mieux de mourir d’un cancer du colon que de faire un autre film« ), ayant valu à Fincher d’être complètement dépossédé de sa fonction, ce dernier n’avait pas dit son dernier mot. Après un bref mais excellent retour dans le monde du vidéo-clip (Bad Girl de Madonna et Who is It de Michael Jackson), le réalisateur décide de se laisser une seconde chance, d’autant qu’Alien³ ne fut pas un four au box-office. Et c’est en voyant défiler plusieurs scripts qu’il lâche son dévolu sur Seven (stylisé « Seven » !).
Seven est écrit par Andrew Kevin Walker (futur scénariste de 8mm et Sleepy Hollow), et tape finalement dans l’œil de Fincher. Conscient de ne pas avoir affaire à un buddy movie policier ordinaire, il voit ici l’opportunité d’apporter un regard subversif dans un genre jusqu’ici très codifié, tout en s’inspirant du cinéma de William Friedkien (L’Exorciste, French Connection, Cruising) et Alan J. Pakula (Klute).
Le canevas de départ est simple : l’inspecteur de police David Mills, jeune recrue de la brigade Criminelle, arrive en ville et est pris sous l’aile de William Somerset. Vétéran désabusé ayant de la bouteille dans le métier, ce dernier est à 7 jours de prendre sa retraite. Leur collaboration houleuse commencera par un crime monstrueux : dans un sous-sol, un homme obèse, ligoté à sa chaise, gisant la tête dans son assiette, son estomac éclaté…
En effet, un tueur en série se base sur les 7 péchés capitaux pour accomplir ses crimes. Gourmandise, avarice, paresse, orgueil, luxure, envie, colère…des mises en scènes élaborées sur des victimes sans aucun lien apparent placeront donc les 2 inspecteurs sur les traces de ce tueur psychopathe. Une affaire qui les changera à jamais (et peut-être même le spectateur aussi, osons-le dire) !
Leçon de polar hard-boiled
Seven est ce qu’on appelle un polar hard-boiled, un genre de thriller où les protagonistes s’engouffrent dans un étau psychologique les emmenant dans les tréfonds de la psyché humaine à mesure que l’intrigue avance. Une définition qui sied parfaitement au film, emprunt d’une ambiance poisseuse et sale de chaque instant. Thématique directement retranscrite à l’écran via une pluie diluvienne de chaque instant.
Telle une Sodome moderne constamment lavée des péchés de ses habitants, la ville sans nom de Se7en est un théâtre noir, palpable, intemporel et sans nom. Un environnement entropique parfait dans le plus pur héritage du film noir, mais poussé à son paroxysme. Comme aucun récit du genre auparavant (pourtant le Silence des Agneaux est sorti 3 ans plus tôt), Seven se veut un thriller psychologique sombre et crépusculaire, dont la moiteur putride infuse l’esprit du spectateur et de ses personnages.
Le récit du film s’ouvre (et se conclue) selon le point de vue de Somerset, le véritable personnage principal de Se7en. Flic fatigué au doux cynisme cachant une humanité à fleur de peau, il représente l’âme du long-métrage. Si des acteurs comme Al Pacino, Gene Hackman ou William Hurt furent envisagés, difficile aujourd’hui d’imaginer quelqu’un d’autre que l’immense Morgan Freeman dans le rôle ! Sans aucun doute une de ses meilleures performances avec Les Évadés et Million Dollar Baby, il véhicule sa sagesse inhérente autant qu’une sympathie immédiate de la part du spectateur.
Si Denzel Washington fut un temps dans les startings blocks pour jouer David Mills (il trouvait le script trop sombre et diabolique, mais admettra plus tard que ce refus est son plus grand regret), Brad Pitt incarne l’intrépide recrue. Un rôle qui fera décoller la carrière de l’acteur, après des performances remarquées dans Entretien avec un vampire et Légendes d’Automne. De part un tempérament plus sanguin et émotionnel, Mills est un parfait contre-poids au professionnalisme papal de Somerset.
Plus qu’un buddy cop movie
En effet, au-delà d’un recyclage « tandem jeune-vieux » où le duo se chamaillerait sans cesse, Seven permet la confrontation de deux points de vue au service de son histoire. D’un côté Somerset est un excellent flic, mais extrêmement pessimiste vis à vis de la condition humaine. Par petites touches, le script pose des scènes de dialogues éloquents, rien que dans la séquence d’introduction : sur une scène de crime, l’inspecteur demande si l’enfant des victimes aurait tout vu de la scène. Ce à quoi son collègue rétorque que c’est sans importance ! Tout le personnage est ainsi résumé à travers un simple échange de répliques : autrefois idéaliste, Somerset est conscient de vivre dans un monde en déliquescence, où le travail de policier n’est plus que de récolter des indices à la suite. Un travail de classification donc, dans l’espoir de coincer des truands ayant de toute façon déjà commis leurs méfaits.
Un travail déceptif le poussant vers une retraite bucolique à la campagne, près de la normalité et loin de l’effervescence macabre de la ville. Un choc géographique que le spectateur ne visualisera pas directement : en effet il était prévu à l’origine une introduction bien différente où Somerset explorait sa future maison, et empruntait un morceau de papier peint comme totem. Synonyme de son échappatoire prochaine (désormais relégué aux scènes coupées), malgré son indéniable talent de flic et son caractère philanthrope.
Mills quand à lui débarque justement de la campagne avec sa femme Tracy. Idéaliste et légèrement tête brûlée, il croit dur comme fer en une justice applicable en toutes circonstances. Des idées très arrêtées qui créeront des frictions avec son nouveau mentor. Une différence d’opinions et de méthodes (Somerset se renseigne à la bibliothèque pour trouver des indices, quand Mills enfreint les procédures pour entrer dans un domicile sans mandat), qui trouveront cependant un terrain d’entente. Un rapprochement éloquent lors d’une scène en voiture, où les 2 compères évoquent sans se regarder la fois où ils ont dégainé leur arme et la fragilité de la vie (« Il s’est fait touché dans le bras […] mince comment il s’appelait ? »). Un des rares moments de mise à nu des protagonistes.
Mais le catalyseur du duo sera le personnage de Gwyneth Paltrow (Fincher voulait absolument l’actrice dans le rôle de Tracy, ce qui permettra d’engager Brad plus facilement étant donné leur romance hors-film à l’époque). Professeur ne s’acclimatant pas à cette ville sinistre, elle trouvera en Somerset un confident. Notamment sur une grossesse qu’elle n’ose avouer à son conjoint, par peur d’élever un enfant dans un tel monde et où son père pourrait ne facilement plus être là pour le voir grandir. Une vision extrêmement pessimiste partagée par un Somerset ayant fait ce dur choix par raison des années plus tôt (« il n’y a pas un seul jour où j’aurai aimé avoir tort« ).
Le talent devant et derrière l’écran
Si cette balance dramaturgique au sein du trio est aussi réussie (notamment lors d’une scène de dîner représentant le seul moment de légèreté du film), permettant un ancrage émotionnel universel de la part du spectateur, il faut évidemment saluer les acteurs. On pourra aussi noter un trombinoscope secondaire parfaitement choisi : d’abord pressenti en vilain, R.Lee Ermey (Full Metal Jacket) campe un capitaine de police autoritaire et convaincant ; Leland Orser (Taken) fait une apparition remarquable lors d’une séquence d’interrogatoire (l’acteur n’avait pas dormi pendant 2j et était en hyperventilation pour jouer moins d’1 min) et les fans de The Wire auront reconnu Reg E. Cathy en médecin légiste.
Mais comment parler de Seven sans évoquer sa force antagoniste. Comme dit précédemment : la ville représente l’opposant majoritaire du film. Une ville au ciel constamment couvert, aux rues sales et humides, et où il ne se passe pas un jour sans macchabées dans le caniveau. Un véritable personnage à part entière donc, magnifiquement retranscrit à l’écran par le réalisateur et son chef opérateur. Darius Khondji (The Immigrant, The Lost City of Z, Uncut Gems) livre ici un de ses plus grands travaux ! Via un procédé dénommé bleach bypass (procédé utilisé entre autre par Roger Deakins sur 1984 ou Janusz Kaminski sur Il faut sauver le Soldat Ryan et Minority Report), la pellicule est traitée sans blanchiment, permettant de retenir l’argent dans l’image. En résulte un look désaturé au niveau des couleurs sombres, et l’inverse pour les zones en haute luminosité.
Un look de « film en noir et blanc » mais où la couleur serait retenue en somme ! Soit un des premiers traits caractéristiques de la filmographie de David Fincher, dont la photographie métallique et acérée trouve son germe dans Se7en. Une tentative réussie haut la main de s’approprier l’ADN visuel des films noirs d’antan (où l’architecture et l’absence de couleurs participait à un rendu viscéral) pour le moderniser et le transcender. Que ce soient les pièces confinées (Fincher désirait de vrais plateaux à tailler réelle pour recréer des salles à dimension réelle, et accentuer l’anxiogénéïté), celles dans l’obscurité (autre volonté de justifier l’application de diverses sources lumineuses intra-diégétiques) ou un panorama final proche d’un western, Seven est une merveille visuelle. Un constat d’autant plus étonnant vu le fond macabre des évènements.
Le Diable est celui qu’on ne voit pas
Du premier meurtre grotesque de la Gourmandise à celui traumatisant de la Luxure, en passant par le dérangeant assassinat de la Paresse (formidable boulot de Rob Bottin, responsable des maquillages sur The Thing et Total Recall), Seven est dérangeant. Pourtant aucun acte graphique n’est directement montré à l’écran : seules les conséquences le sont. Tel un génie machiavélique et pervers, Fincher nous assène une violence psychologique à infusion lente, suggérée dans l’esprit du spectateur. Un procédé bien plus insidieux et percutant, employé par des cinéastes comme Hitchcock sur Psychose ou Kubrick dans The Shining. Un exercice qui se conclura par la désormais célèbre « scène de la boîte », maelström d’intelligence horrifique et de tension bouleversante… le tout sans une seule image choc autre part que dans notre psyché !
Quand au tueur, dénommé « John Doe » (sobriquet équivalent à « Monsieur X »), celui-ci n’est effectivement visible à l’écran que moins de 10 min ! Et pourtant, Fincher en fait instantanément une icône du mal absolu. D’abord auteur de messages énigmatiques, de puzzles inventifs dans les murs et de mises en scènes macabres, il faudra attendre une séquence de poursuite pour le voir. Un bien grand mot, étant donné que son obscure silhouette ne laisse jamais visible son visage ou ses traits, tel M le Maudit de Fritz Lang ! Si le nom et le passé de Doe n’est jamais divulgué (histoire de ne pas le rationaliser et en diminuer l’aura), son visage et ses motivations le seront lors de la toute dernière partie du film !
Kevin Spacey livre ici une de ses plus grandes performances ! Seulement crédité au générique final, son interprétation en retenue et loin de toute grandiloquence renforcent le côté psychotique, malsain et dérangé du personnage. Là encore, Fincher s’éloigne totalement des tropes du genre : pas de tueur ayant des problèmes freudiens remontant à l’enfance (argument brillamment utilisé lors d’un raid de la police sur un faux suspect), pas de tronçonneuse ou de machette comme arme… John Doe est méthodique, cultivé et possède même des motivations légèrement compréhensibles. La marque des grands méchants donc, même si on tient là un des individus les plus dérangés du Cinéma.
La magnifique noirceur du réel
Fincher et Walker signent donc un film policier très noir et cérébral. Ici pas de héros (les personnages avancent avec peur et sont faillibles), pas de combat musclé ni de sur-explication. Un mantra visible dès le formidable générique d’introduction par Kyle Cooper (responsable de ceux tout aussi cultes de Spider-Man, L’Impasse, Mission Impossible, Men in Black ou Metal Gear Solid 3). Via une musique lugubre remixant Closer de Nine Inch Nails, on assiste à la confection des carnets de John Doe lui-même. Un travail qui a nécessité 2 mois de préparation (toute la durée de la pré-production), et participant au sentiment d’émergence du Mal. Une idée de génie qui intrigue d’entrée de jeu !
Par la suite, le réalisateur laisse déjà exploser sa mise en scène chirurgicale (le fruit de dizaines de prises pour chaque scène), alliée à un montage acéré de Richard Francis-Bruce (La Ligne Verte). Désireux d’un film esthétique certes, mais avant tout réaliste, les coups de feu ou les explosions ne sont pas au centre, excepté une formidable et intense scènes de course-poursuite. Véritable moment de bravoure encore inégalé des décennies plus tard, on tient ici une scène millimétrée, magnifiée par les cuivres orchestraux d’Howard Shore (Le Seigneur des Anneaux). Alors compositeur attitré de Cronenberg, mais aussi sur le Silence des Agneaux, Shore livre ici une BO tantôt lancinante (« Gluttony« ), tantôt incroyablement pulsatile (l’immense « John Doe« )…voire les 2 dans l’intense « Wrath » !
Nous pourrions continuer des heures, en vantant la production design d’Arthur Max (ces visions d’appartements insalubres font désormais partie de la grammaire visuelle du thriller noir) tout comme les choix de décors réels (la Bank of America convertie en bibliothèque ; le terrain vague final ressemblant à une immense toile d’araignée se refermant), mais vous l’aurez compris, Seven est un classique instantané et un chef-d’œuvre absolu ! David Fincher aura su déjouer toutes les attentes possibles via ce long-métrage : un gros succès de surcroit à sa sortie (4.9 millions d’entrées en France, soit autant que Joker), récoltant plus de 320 Millions de dollars sur un modeste budget de 33 millions.
Une humilité inestimable qui confine à la grandeur, accédant à la postérité et révolutionnant le genre. Inutile de dire qu’aucun polar ou thriller psychologique hard-boiled depuis ne s’émancipe du travail ahurissant de Fincher, Walker et Khondji. Du cinéma (Prisoners, Saw) en passant même par le jeu vidéo (Heavy Rain), Seven aura marqué son empreinte. Une plongée dans les cercles de l’Enfer, culminant en un final choc et bouleversant, aujourd’hui célèbre (ce qui n’était pas gagné selon les producteurs).
Initialement, aucun épilogue n’était prévu, mais la citation finale supporte à merveille une conclusion lugubre et troublante (voisine de No Country for Old Men). Car Se7en est bien plus qu’un film policier ou qu’un thriller psychologique. C’est un film de mœurs et une étude réflexive sur le mal. Un grand film implacable qui nous fait comprendre que même un monde laid et injuste mérite, quelque part, que l’on se batte pour lui. Inoubliable !