Heureux les orphelins est une création entre drame et comédie satirique, inspirée d’Électre, qui interpelle sur le pouvoir du langage.
Heureux les orphelins est une création inspirée d’Électre, de Jean Giraudou. Figure féminine de la mythologie, elle se faufile un chemin jusqu’à notre époque dans une pièce où se mêlent drame et comédie satirique, et qui appelle à redonner du sens aux mots pour reprendre le pouvoir par le langage. Passionnant !
Des retrouvailles mouvementées
On aime (vraiment) beaucoup quand une compagnie talentueuse nous invite à redécouvrir sous un angle contemporain une œuvre classique ou de la mythologie réinventée avec audace. Cette année, à Avignon, nous avons été servis ! Nous nous sommes ainsi régalés devant Le jeu de l’amour et du hasard du Collectif L’Émeute, Eurydice aux Enfers, de la Compagnie de l’Eau qui Dort, ou encore le formidable Antigone de la Compagnie Le Vélo Volé. Nous ne sommes pas ici devant une adaptation, mais plutôt une inspiration du mythe d’Électre, ce qui fonctionne tout aussi bien !
Ce soir, quinze ans après le suicide de son père, un chef étoilé, Électre retrouve son frère Oreste dans le cabinet ministériel où il travaille. Un frère que leur mère avait abandonné alors qu’elle n’avait que 15 mois. Des retrouvailles en demi-teinte puisque leur mère se trouve dans le coma. Et, pour Électre, il est plus que temps de mettre des mots aussi bien sur leur passé que sur leur présent, et de prendre les décisions qui s’imposent.
Mais cette quête de vérité ne sera pas simple. Entre les non-dits qui taisent, empêchent, et les éléments de langage qui contournent, évitent, se dire les choses devient un parcours d’obstacles. Oreste se cache derrière les mots tandis qu’Électre étouffe sous le poids d’une haine qui lui semble ne pas lui appartenir. Une haine féroce envers sa mère et tout ce qu’elle tient d’elle.
Quand la mythologie rencontre la politique
Cet échange mouvementé entre la sœur et le frère trouve un judicieux parallèle avec la situation professionnelle de ce dernier, qui doit faire face aux « échecs » de son ministre sur le sujet épineux des pesticides. À ce qu’il considère comme des échecs en tout cas, restant sourd aux supplications de ce dernier qui se désole que la politique ne soit plus que communication et effets de langage, et qui tente de le convaincre de se reconnecter à ses convictions profondes et à agir.
Mais Oreste ne veut rien savoir. Quant à la déception de ses électeurs, il n’en a que faire. Après tout, « une promesse non tenue n’est pas un mensonge » soutient-il. Nous rions jaune. Dans cet échange finement écrit et très réussi vient se glisser… une reprise aussi drôle qu’inattendue de la chanson ‘Paroles, paroles’ ! Un souffle de légèreté qui fait sourire lui aussi… tant il sonne terriblement juste !
Heureux les orphelins, du mythe à la réalité…
Sébastien Bizeau, qui signe cette formidable adaptation où s’entremêlent récit contemporain et mythologie, histoire familiale et frasque politique, ou encore humour et tragédie, a également fait le choix des plus judicieux d’une mise en scène sobre et d’un décor quasi inexistant qui laisse aux mots le premier rôle. Des mots par lesquels on glisse d’ailleurs d’une scène à l’autre avec une parfaite fluidité.
Le rythme est tonique, soutenu par les jeux de lumière de Thomas Nimsgern, et bien évidemment par une équipe de comédien.ne.s complices et convaincant.e.s. Maou Tulissi et Matthieu Le Goaster incarnent Électre et Oreste avec une belle intensité et de jolies nuances. Nous avons aussi beaucoup aimé le jeu de Paul Martin, qui interprète pas moins de 6 rôles dont celui de Pylade (cousin et ami fidèle d’Oreste), aux côtés de Cindy Spath (formidable secrétaire et assistante funéraire, entre autres !) et Emmanuel Gaury (ministre plus vrai que nature !).
« Le discours politique a pour fonction de rendre le mensonge crédible. »
Tout y est, tout fonctionne. Et si un petit quelque chose que nous n’avons pas su identifier nous a tenus un peu en dehors, on ne peut objectivement que reconnaître la qualité du travail collectif effectué. Le contexte politique actuel sera venu donner une résonance toute particulière à cette réflexion oh combien contemporaine sur le pouvoir du langage et la force destructrice du silence.
Heureux les orphelins, écrit et mis en scène par Sébastien Bizeau, librement inspiré d’Électre de Jean Giraudoux, avec Emmanuel Gaury, Matthieu Le Goaster, Paul Martin, Maou Tulissi & Cindy Spath, se joue du 29 juin au 21 juillet 2024, au Théâtre des Gémeaux.
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Avis
Vaste et passionnant sujet que le pouvoir de manipulation et de destruction des mots comme du silence, à l'échelle de nos petites histoires individuelles comme à celle de la grande. Le public ne s'y est pas trompé et c'est un véritable succès que cette création a rencontré cette année encore au festival d'Avignon. Mérité.