Ses trois filles d’Azazel Jacobs est un drame centré sur une sororie. Un huis clos porté par trois actrices et une mise en scène épurée.
Pull bleu à col roulé, les cheveux attachés en queue de cheval, Katie se tient debout, adossée à un mur blanc, les bras croisés. Elle parle, les phrases s’enchaînent sans respiration, dans un flux continu presque étouffant. Elle mentionne leur père, son état physique qui s’aggrave, leur présence à toutes les trois ici. Face à Katie, Rachel est assise, elle porte un pull de la New York Law School, ses cheveux roux cascadant sur ses épaules. Mains dans les poches, elle écoute en silence, sans réagir, le regard bas, les yeux dans le vague. Puis vient Christina qui s’assoit. Pull en cachemire marron, cheveux tressés, elle revient de la chambre du père, en larmes. Elle tente de créer du lien, de se rapprocher de ses deux sœurs. De cette tension déjà palpable, elle est l’intermédiaire pacifique qui voudrait que tout se passe pour le mieux.
Cette séquence d’ouverture simple et sans fioriture présente en quelques minutes les trois personnages principaux. Il ne faut pas plus de temps à Azazel pour nous laisser entrevoir à travers leur discours, leur attitude et leur tenue, les personnalités bien différentes de Katie, Rachel et Christina, trois sœurs réunies chez leur père pour l’accompagner vers la mort.
Trois filles, trois sœurs
Bien vite se révèlent des tensions entre les trois sœurs, dont les sentiments alternent entre la peur, la tristesse, la colère, le désarroi et l’angoisse. Autoritaire, Katie prend tout en charge, de la cuisine au NPR (Ne Pas Réanimer) que leur père aurait dû signer, et ne cesse de rabaisser Rachel, la décrivant comme une droguée totalement incapable de se gérer. Rachel parle peu, reste dans sa chambre, fume son herbe et tente d’éviter le conflit avec Katie. Christina est douce et bienveillante, fait son yoga quand elle n’est pas au téléphone avec sa famille, et refuse que la colère et les cris aggravent le conflit entre ses sœurs.
Ce trio d’actrices reconnues – Carrie Coon (Katie), Natasha Lyonne (Rachel) et Elizabeth Olsen (Christina) – forme une fratrie disparate qui parvient à trouver une osmose dans le jeu. Plus le récit avance et plus elles révèlent la profondeur de leur personnage. Christina, avec une anecdote anodine sur sa jeunesse et son lien avec leur père, soulève sans le vouloir la question de l’écart entre l’image que chacune renvoie et la réalité de sa vie. Les masques commencent à se fissurer, et les plans à rassembler les femmes.
Katie se confie peu à peu, Christina abandonne son image parfaite, Rachel, elle, se révèle avoir été plus responsable que ses sœurs ne le croyaient. Les problèmes de chacune sont un peu cliché, et parfois un peu vagues. Pourtant, peu à peu, quiconque a été confronté à une dynamique de fratrie s’identifie çà et là à une réaction, à un mécanisme, à un ressenti.
L’absence
L’ensemble du film est construit autour de l’absence qui devient une sorte de personnage à part entière, de bien des manières au centre du récit. Il y a tout d’abord l’absence à l’écran de ce père dont on parle constamment. Vincent, surnommé Vinnie, est le personnage central du film, celui dont la fin de vie réunit ses trois filles. Pourtant, on ne le voit pas sur la quasi totalité du film, pas même en photo, et sa chambre est un lieu qui nous est inaccessible ; la porte se referme sur chaque personne qui la franchit, nous laissant inéluctablement à l’extérieur.
L’absence envahit cet appartement froid où chaque objet, chaque meuble est rangé à sa place, où absolument rien ne dépasse ; ce foyer que la vie a déjà quitté. Azazel multiplie les plans statiques et les inserts silencieux sur ces pièces froides, ces objets et ces meubles sans âme, accentuant cette sensation de vide dans lequel évoluent les filles, elles qui – pendant tout le début du film – apparaissent toujours seules, isolées au centre de l’image.
La position des sujets dans les plans semble revêtir pour le réalisateur une portée symbolique. Tout le début du métrage nous montre une seule personne à l’écran, parfaitement centrée. Qui parle, ou qui écoute en silence. Qui pense, qui fume. Parfois de profil, le regard au loin, souvent vers la gauche – vers le passé ? – mais toujours centrée. Sur soi-même, peut-être. Peu à peu, cependant, alors que chacune semble faire du chemin hors de soi et vers les autres, les plans se décentrent, jusqu’à s’ouvrir à d’autres présences.
L’absence saisit le spectateur jusque dans le travail original sur le son. Le film est quasiment dénué de musique, excepté quand elle vient brièvement jouer un duo avec le bip des machines de ce père mourant. Le bip angoissant, régulier, lancinant. Le son de la douleur, dont on culpabilise de désirer la fin, et que l’on redoute pourtant de s’entendre s’arrêter.
Une douleur universelle
Ses trois filles est un peu trop long à démarrer, notamment à cause de cette distanciation engendrée par les choix de mise en scène – le traitement froid nous maintient parfois un peu trop à l’écart des personnages. Néanmoins, la finesse du jeu et les thématiques abordées prennent peu à peu le pas, et les partis-pris audacieux du réalisateur, bien qu’un peu discrets parfois, offrent finalement un long-métrage qui prête à réfléchir sur une douleur universelle.
Ses trois filles est un film sensible sans être bouleversant qui propose un beau portrait à trois visages.
Ses trois filles est disponible sur Netflix à partir du 20 septembre 2024.
Avis
A travers Ses trois filles, Azazel Jacobs propose un long-métrage fondé sur l'absence et centré sur trois sœurs interprétées par de brillantes actrices. En jouant sur la symbolique, le réalisateur désamorce un peu trop l'impact émotionnel de son film mais parvient tout de même à livrer une œuvre sensible qui parlera à grand nombre de spectateurs.