En seconde partie d’une interview en deux volets de Benoît Chieux, nous vous proposons une plongée technique au sein de son film Sirocco et le Royaume des courants d’air.
Depuis le 13 décembre, Sirocco et le Royaume des courants d’air est disponible au cinéma. Benoît Chieux propose un long-métrage d’animation singulier, réalisé en collaboration avec Alain Gagnol (scénario) et Pablo Pico (composition). Nous avons eu la chance d’échanger avec lui sur les aspects techniques de son film.
Votre film s’ancre dans un univers fantastique qui provient directement de votre imagination. Comment avez-vous réussi à créer de toute pièce ce monde ? Comment parvient-on à concevoir tout un monde ? À quel point on se base sur nos influences ?
J’ai du mal à expliquer ça concrètement, c’est très instinctif. J’ai l’impression qu’on tire un fil et petit à petit, cela vient naturellement. Ce n’est pas quelque chose qui s’impose de lui-même, qui nous tombe dessus. C’est vraiment en travaillant, un dessin en appelle un autre, et petit à petit l’univers s’étoffe et devient plus vaste. C’est une sorte de jeu, on se surprend soi-même, on va dans des directions qu’on ne connaît pas forcément, des formes et des mouvements nouveaux.
Vous aimez aussi vous donner des contraintes.
Oui j’adore ça, je m’impose des contraintes tout le temps, c’est un des grands moteurs de ma création. Elles permettent de débloquer une situation. Par exemple, une des contraintes fortes dans Sirocco d’un point de vue graphique est de ne pas utiliser d’ombres, seulement des aplats de couleurs, aussi bien sur les décors que les personnages.
Une autre contrainte a été d’inventer des mouvements qu’on n’a pas l’habitude de voir. Un des grands jeux qui m’a beaucoup amusé était de créer des personnages qui n’ont pas de jambes, et donc comment on image des déplacements ? Ces contraintes ouvrent le champ des possibles. Elles ont aussi une implication économique très réelle puisqu’on peut ainsi faire le film un peu plus rapidement. Quand on enlève de la difficulté, on fait inévitablement baisser les coûts. Ce sont des astuces à la fois créatives et économiques.
Pour parler de l’animation en tant que telle, vous avez notamment fait le choix d’utiliser des aplats de couleurs et des formes auxquelles vous avez retiré les ombres propres et portées. Cela crée un jeu à l’écran sur la profondeur de champ. Comment avez-vous fait pour la rendre compte de cette profondeur seulement avec des aplats ?
C’est une excellente question à laquelle il est difficile de répondre verbalement, il faudrait montrer un exemple. Mais une des façons de créer de la profondeur était de rendre plus foncée la ligne au premier plan et d’éclaircir celle au lointain. Ça n’a l’air de rien, un tout petit détails, mais ça permet vraiment de créer de la profondeur. Et la couleur elle-même donne des indications : plus on est dans le lointain, plus le décor devient bleu, c’est une loi naturelle. Ce sont des codes visuels qui font partie de notre façon de regarder le monde est qui sont très efficaces.
A travers ce film, vous personnifiez le vent, vous le rendez palpable grâce à l’image et au son. Qu’est-ce qui vous a mené à travailler autour de la figure du vent ? Rendre l’invisible visible était-ce votre plus gros défi ?
D’un point de vue graphique, la façon de rendre visible le vent était de faire bouger des vêtements, les cheveux, des nuages. Tout ce qui constituait l’environnement était prétexte à créer de l’air et le mouvement du vent.
Après, il y a un énorme travail sur le son et il faut mentionner le sound designer Gurwal Coïc-Gallas. Il a fait une chose très particulière en personnalisant avec des sons les personnages. La tempête est un environnement sonore en lui-même, Sirocco aussi, le deltaplane, … A travers simplement des bruitages on peut reconnaître certains des personnages et cela même quand ils ne sont pas là ou hors-champs.
C’est un travail de création. Il faut savoir qu’une des premières choses que m’a dite Gurwal est qu’on ne peut pas enregistrer le vent. Il faut recréer l’illusion du vent. Tout le long du film, on n’entend jamais des bruits de vent, mais des bruits de papier, de sable.
Ensuite la musique est aussi narrative et joue un rôle. A sa manière elle personnifie les enjeux du film, les personnages. Le chant de Selma est très caractéristique dans le film et tout cela aide à structurer le récit et à le rendre plus lisible à différents niveaux. Tout se complète pour créer un univers complexe.
La musique est composée par Pablo Pico. Comment s’est déroulée votre collaboration ? La musique a-t-elle été créée avec les images, après ?
J’intègre la musique très tôt dans le film. J’ai beaucoup utilisé des musiques d’autres films, notamment pour créer du rythme au moment de la mise en scène. Elles ont servi à Pablo Pico pour mieux comprendre ce que j’avais fait. Il s’en est aussi inspiré. Il a fait un immense travail de création et de composition orchestrale.
L’essentiel de la composition a tout de même été fait à la fin du film sauf pour la séquence de l’opéra où Selma chante. Il fallait absolument qu’on ait la musique en amont pour pouvoir faire la mise en scène, comme un clip d’une certaine manière. On ne pouvait pas mettre des images et ensuite coller la musique, il fallait faire l’inverse. On a fait la mise en scène en fonction de la musique en calant l’animation dessus.
Vous avez également travaillé avec la chanteuse Célia Kameni pour cette séquence. Comment s’est-elle investi dans ce projet ?
J’ai eu de la chance de participer à l’enregistrement. Il faut savoir que Pablo ne la connaissait pas, il avait repéré son travail. Il y avait cet enjeu de créer un chant d’opéra qui surprend. Il a choisi Célia Kameni qui est une chanteuse de jazz et Pablo avait écrit une composition musicale sur laquelle elle a beaucoup improvisé. Comme c’est du champ plus ou moins parlé, sans mots intelligibles, elle pouvait utiliser cette capacité d’improvisation. Et cela a totalement marché.
Cet enregistrement était un peu étrange, il fonctionnait à la manière du sample. On enregistrait une première fois sa voix et ensuite elle chantait à nouveau sur sa propre voix. Tout le morceau s’est construit par strates : elle se répondait à elle-même.