Continuons le cycle Christopher Nolan avant Tenet, avec son deuxième long métrage (mais son premier produit) Memento. Un film policier qui redéfinit avec brio les codes de la narration cinématographique !
Dans Memento, Leonard Shelby, ex-enquêteur pour les assurances, se lance dans la traque du mystérieux meurtrier de sa femme. Cependant depuis l’agression qui aura couté la vie de son épouse, Leonard souffre d’une amnésie antérograde qui l’empêche de garder en souvenirs tous les nouveaux événements vécus, sa mémoire immédiate s’effaçant toutes les quinze minutes. C’est avec l’aide de Teddy, de Nathalie ainsi que de tatouages, de polaroïds et de notes qu’il gardera le fil de sa vie et se cantonnera à son objectif jusqu’à toucher au but…
Adapté de la nouvelle Memento Mori (Souviens toi de la mort) de son frère Jonathan Nolan écrite spécialement pendant le développement du projet, le scénario radicalement différent de Christopher fascine son producteur Aaron Ryder et le qualifie du plus innovant qu’il ait jamais vu.
Memento, une révolution narrative
Et on ne peut qu’être d’accord avec lui, nous qui avions annoncé dans le critique de Following, non sans une certaine grandiloquence, que le film suivant était une révolution cinématographique. L’intrigue de vengeance est évidemment assez éculée mais la prouesse du récit ne vient tant pas de son histoire mais de la façon de la raconter ! Pour nous plonger dans l’esprit défaillant de son protagoniste, Nolan a l’ingénieuse idée de narrer son film dans un ordre antéchronologique. La première scène nous montre les derniers événements que vit Leonard, pour que la scène suivante nous dévoile comment il est arrivé au point précédemment vu. Et ainsi de suite jusqu’aux premiers événements vécus chronologiquement.
Une torsion du temps narratif, encore une fois, qui agrémente ses expérimentations cinématographiques. Cet aspect innovant pourrait vite être éreintant et sacrément pompeux s’il n’était justifié par son histoire. Chaque scène commence sans que l’on sache comment nous en sommes arrivés à ce point tout autant que Léonard, à cause de ses pertes de mémoire immédiate. Un coup de génie pour nous plonger dans l’esprit morcelé du héros !
Un récit puzzle
Un récit à contresens qui ne se limite pas à ce concept, puisque entre chaque scènes antéchronologiques, nous retrouvons le noir et blanc de Following avec des scénettes chronologiques précédent l’histoire principale. Elles ont pour but ingénieux de nous développer cet handicap mentale et finalement rejoindre l’intrigue à rebours pour nous dévoiler toutes les révélations (véridiques ?) se situant en réalité au début des événements ! Un véritable récit à puzzle stimulant et quasi ludique, si tant est que l’on n’est pas repoussé à être actif devant un film, dans lequel nous devons tout autant emboîter les pièces que Léonard.
Ainsi Nolan contorsionne le genre du Whodunnit en nous dévoilant dès les premières minutes la conclusion de son histoire et ce qu’on croit être le meurtrier, pour nous tenir en haleine avec la simple question de “comment on en est arrivé là”. Mais le cinéaste maîtrise à merveille les codes du scénario et ne se repose pas seulement sur son concept et sa narration puzzle, il construit aussi une intrigue minutieuse !
Car plus le film avance plus nous nous rendons compte en même que le héros que les personnages gravitant autour de lui profite de sa condition pour le manipuler à leurs fins. Jusqu’à questionner si l’événement finale vu au début n’était tout simplement pas le fruit d’une manipulation ! Thématique phare de notre cher Nolan.
Chaque personnage est parfaitement construit, leurs multiples motivations poussant l’histoire et créant bon nombre de conflit et d’enjeu ! Le cinéastes pousse le concept de manipulation à un niveau supérieur, Léonard se faisant triplement manipulé : par Teddy, par Natalie (Carrie Ann Moss) et par… Lui-même ! De quoi déboucher sur une fin à twist que le réalisateur affectionne tant.
Cependant grâce la maîtrise de Nolan dans la narration, le récit étant entièrement raconté en focalisation interne (le spectateur adopte le point de vue du personnage sans en avoir d’autre), nous n’avons pas de réelle preuve de ce qui est dévoilé dans le twist. Cela ne peut-être qu’une manipulation de plus et le spectateur n’aura pas de réponse finale. La fin ouverte, un procédé réutilisé par Nolan dans le futur…
« À ce stade du récit, le public en est à un tel point, il a une telle soif de vérité, tout comme Leonard, qu’il accepte les explications du menteur. Le public accepte ces réponses parce que c’est ce qu’il veut. C’est ce qu’il attend. On a voulu remettre ça en cause. Les gens s’accrochent à cette grammaire du cinéma, qui veut que l’on nous dévoile la vérité à la fin, alors que ce film la défie clairement »
Christopher Nolan, Commentaire audio DVD
Un essai sur l’identité
A travers cette conclusion, Nolan transcende son film pour proposer un canevas sur la construction identitaire. Leonard est lui aussi un personnage en perte de repère et d’identité. L’agression de sa femme (qui instaure la thématique de la perte de la figure féminine qui traversera son cinéma) et son traumatisme cérébrale aura brisé l’homme qui l’est, ne devenant plus que l’ombre de ce qu’il est, réplique énoncée à de multiple reprise par Teddy.
A l’instar du protagoniste de Following, il en vient même à voler les vêtements et la voiture d’une autre personne pour se construire. L’absence de mémoire l’empêche d’avoir une identité innée et c’est pourquoi il se construira un puzzle insoluble, se manipulera lui-même, se créera de faux souvenirs pour avoir un but à suivre et ainsi exister. Se souvenir pour vivre, faisant écho au proverbe latin Memento Mori qui donne son nom à la nouvelle originelle de Jonathan Nolan.
Memento est donc une réussite totale pour son premier film produit. Son concept narratif unique en parfaite concordance avec son histoire, repoussant les codes du montage (le métrage ayant été nommé aux Oscars du meilleur scénario original et du meilleur montage), allié avec une intrigue complexe mais minutieuse en fait un véritable renversement cinématographique et cimente le style singulier de son auteur. Un style qui disparaitra malheureusement dans son film suivant…