Il y a des films qui prennent le spectateur au dépourvu en arrivant comme des fleurs sans crier gare et qui transcendent ce que l’on pensait connaître du cinéma. Jonathan Glazer (Birth, Under the Skin) ne s’est probablement pas rendu compte de ce que lui et son équipe étaient en train de faire avec La Zone d’Intérêt (The Zone of Interest) : créer une œuvre cinématographique à ranger instantanément dans les classiques parmi les classiques. Ce n’est pas un superlatif, c’est un euphémisme.
Quand la lumière se rallume, on se sent fébrile et on se lève hébété, ne sachant pas très bien ce qui s’est passé. Et puis on discute, décortique, analyse et on s’endort en rêvant du film et on se réveille avec lui. C’est plus fort que nous, The Zone of Interest a éveillé tellement de sensations, tout à la fois viscérales, intellectuelles et émotives. Que venons-nous de voir lors de ce 76e Festival de Cannes ?
On ne savait rien avant d’entrer dans la salle à part que c’était adapté d’un livre de Martin Amis et que ça allait aborder la Shoah de manière plus ou moins frontale. La thématique casse-gueule par excellence ? Il semble quasi-impossible d’en parler par le langage cinématographique sans faute de goût, sans dénaturer la violence absolue de cette page de l’Histoire qu’on voudrait tous mettre derrière nous. Sauf qu’on n’a pas le droit d’oublier : on a le devoir de le rappeler constamment et sans relâche. Ce passé n’a pas de temporalité, il s’inscrit ad vitam æternamm dans l’instant présent afin d’éviter que de tels événements se reproduisent.
Le récit de The Zone of Interest reflète ce devoir de mémoire par la description d’un quotidien des plus banals : la vie de famille du commandant d’Auschwitz, de sa femme et de ses enfants. Les personnages discutent en toute tranquillité autour d’une table d’un nouveau système de crémation, ils se baladent dans le jardin bucolique développé à même le mur d’enceinte du camp de la mort et ils organisent des repas d’anniversaire tandis que les cris de terreur de milliers de déportés retentissent de l’autre côté de la barrière.
Comment parler de ce dont on ne peut parler ?
Une forme de terreur habite chaque plan du long-métrage et on ne peut regarder une fleur sans y penser. Jamais dans l’histoire du cinéma, un film avait utilisé tout le long de son récit le principe du hors-champ (ce qui se passe en dehors de l’image) dans pratiquement chaque plan. On ne voit rien, on entend tout. Pas une goutte de sang ne transparait à l’écran, mais les milliers de litres d’hémoglobines se déversent constamment sur la pellicule en arrière plan, par le son et par les détails dans l’image. Tout est dans la suggestion, le spectateur se chargeant d’intellectualiser les informations qu’on lui donne pour imaginer le monde. Une trainée de fumée d’un train dans le lointain ? Des déportés arrivent dans des conditions terrifiantes pour se faire assassiner. Un bruit de cheminée omniprésent jour et nuit qui ne quitte pas la bande-son du début à la fin ? Les cheminées du camp de la mort rejetant la fumée noire issue de la crémation de milliers de corps. Cette noirceur suggérée, on la sent dans notre peau et elle ne nous quitte plus.
Ce monde a existé et pourtant les membres de la famille ont vécu de belles années dans cadre idyllique pour élever des enfants. Le jardin est splendide, bucolique et les gamins vivent leur vie comme s’ils étaient dans un camp de vacances. À l’image des propos de la femme du commandant interprétée par l’exceptionnelle Sandra Hüller, cette vie à cet instant dépasse leurs attentes les plus folles. Ils sont heureux.
Un langage cinématographique unique
Pour réussir à raconter une telle histoire, Jonathan Glazer et son directeur de la photographie, Łukasz Żal, abordent le placement des caméras de manière complètement singulière : ils tournent avec 5, 7 ou 10 caméras qu’ils placent dans les différentes pièces de la maison. Ces caméras sont reliées à un déclencheur en dehors du lieu de tournage, ce qui permet à l’équipe de ne pas être présente sur le décor. Seuls demeurent les acteurs et des caméras avec les plus petits objectifs possibles, presque cachées de leurs regards. Leur quotidien est scruté de tous les angles dans des compositions visuelles géométriques qui enferment le spectateur avec eux.
Ce sens de la composition a le paradoxe d’esthétiser sans esthétiser. L’éclairage est naturel, les plans simples en apparence, car ils représentent un point de vue des plus banals. La mise en scène semble tellement évidente dans sa logique. Bien évidemment, il n’y a rien d’évident et l’un des aspects les plus remarquables s’exprime par le travail sonore. La bande-son terrifiante de Micachu nous immerge dès les premières minutes sur fond noir dans ce saut temporel pour aller observer l’horreur humaine. Mais surtout, ce qui restera le plus dans nos têtes, c’est le son hors-champ. Ces bruits de cheminée, de déflagration, de cris continuent de nous hanter.
The Zone of Interest fera (on l’espère) date dans l’histoire du cinéma. C’est un film colossal par le traitement de sa thématique qui marque durablement notre esprit. Un film essentiel aussi bien dans les écoles de cinéma pour l’intelligence de sa mise en scène que dans les milieux scolaires pour son devoir de mémoire essentiel. Bref, un chef d’œuvre, un vrai.
The Zone of Interest sortira au cinéma le 31 janvier 2024. Retrouvez tous nos articles du Festival de Cannes 2023 ici.
Avis
The Zone of Interest fera (on l'espère) date dans l'histoire du cinéma. C'est un film colossal par le traitement de sa thématique qui marque durablement notre esprit. Un film essentiel aussi bien dans les écoles de cinéma pour l'intelligence de sa mise en scène que dans le milieu scolaire pour son devoir de mémoire essentiel. Bref, un chef d’œuvre, un vrai.