Deux mains la liberté nous conte une histoire aussi inconnue qu’invraisemblable durant la Seconde Guerre mondiale.
Deux mains la liberté est une pièce puissante, inspirée du livre de Joseph Kessel « Les mains du miracle », paru en 1960, lui-même inspiré d’une histoire vraie. Celle du Dr Kersten qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, sauvera plus de cent mille vies en prenant soin d’une seule : celle du plus proche et dangereux disciple d’Hitler, Heinrich Himmler.
Cette pièce captivante, profonde, et imprégnée d’humanité est à la fois émouvante, instructive et porteuse d’espoir. Elle n’est d’ailleurs pas sans nous rappeler la formidable création de Mélodie Mourey, Les crapauds fous, par cette manière de mettre en lumière des formes de résistance totalement inattendues qui ont aussi fait partie de cette sombre et douloureuse période de l’Histoire. Un moment fort, à ne pas manquer.
Le mal entre les mains
Deux grands drapeaux nazis suspendus au mur posent l’ambiance. Projetées sur un grand écran, des images de camps, de barbelés défilent. Un exemplaire de Mein Kampf, posé sur un bureau, vient compléter le décor tandis que des bruits de bottes, de chiens qui aboient, ou encore de trains en partance pour Ravensbruck finissent de nous couper le souffle.
Nous sommes à Berlin, en 1939, au QG de la SS. Le Docteur Kersten est médecin en thérapie manuelle. Il accepte de soulager par ses massages les violentes douleurs d’estomac du Reichsführer des SS, Himmler. Subjugué par son talent, ce dernier va alors en faire son médecin personnel. Jaloux de son influence, certains le soupçonnent d’être un espion des anglais. Mais Himmler est prêt à tout pour protéger et garder auprès de lui celui qu’il considère comme un véritable ami. Et probablement le seul.
« Celui qui sauve une vie, sauve l’Humanité entière ».
Paroles du Talmud et du Coran.
Alors, au nom cette amitié et de la confiance aveugle qu’il lui porte, il accepte ses honoraires d’un autre genre. Car ce ne sont pas des factures que tend le Dr Kersten à Himmler à la fin de leurs rendez-vous, mais des listes. Sur ces listes qui se font de plus en plus longues au fil du temps : des noms de personnes à libérer des camps de concentration. Et c’est Brandt, le conseiller personnel d’Himmler, qui se charge de faire exécuter ces ordres de libération dont il arrondit à chaque fois généreusement le chiffre.
Un propos captivant
Bien qu’un peu chargé en aphorismes, le texte d’Antoine Nouel – arrière petit fils de Paul Claudel – est profond, plein de sensibilité et d’intelligence. Il amène à réfléchir et mériterait d’être entendu encore, de résonner bien fort dans les cœurs, dans les âmes, dans les consciences. Quelques notes d’humour bienvenues viennent ça et là alléger un peu le propos. Comme cette question posée au médecin avec une certaine naïveté au sujet d’Hitler : « Vous pensez qu’il devrait voir un psychiatre ? »
Il y a aussi cette interrogation qui se pose tout au long de la pièce, en filigrane, et qui finit par nous être posée directement à l’occasion d’un monologue touchant du Dr Kersten. « Et vous, que feriez-vous à ma place ? » Et nous, soignerions-nous le plus dangereux fanatique d’Hitler ? Et si cela permettait de sauver des vies ? Quelques frissons nous parcourent tandis que l’on se rend compte que la question est loin d’être simple. Et qu’y répondre demande autant de réflexion que de courage.
Une distribution remarquable
Chacun des trois personnages de cette pièce gagne peu à peu en intensité. Antoine Nouel est parfait dans ce numéro d’équilibriste auquel est confronté le Dr Kersten, pris entre ses valeurs, sa conscience et son devoir en tant que médecin. Pourtant, son rôle de sauveur ne le rend pas attachant pour autant. En effet, il reste assez impassible, et l’histoire dévoile peu de choses à son sujet. C’est davantage le rôle qu’a joué cet homme plutôt que l’homme lui-même que la pièce met en avant.
Philippe Bozo est à la hauteur d’une performance compliquée, celle de porter l’uniforme et les idéaux de la haine absolue. Il incarne Himmler, « l’ange du démon », chef des SS, avec une justesse qui nous permet d’entrevoir les failles et la sensibilité du personnage, sans jamais nous sentir touchés par celle-ci.
C’est un peu différent pour le personnage de Brandt, formidablement interprété par Franck Lorrain, qui parvient presque à devenir attachant tant il semble prisonnier d’un costume, d’un rôle dans lesquels il se sent de plus en plus à l’étroit ; tant ses questionnements laissent transparaître une humanité qui ne sait plus comment s’extraire du groupe aveuglé par une idéologie. « Les conséquences des causes qu’ils admirent me terrifient » confie-t-il au Dr Kersten. On retiendra d’ailleurs son monologue très touchant à la fin de la pièce.
Une lumière dans la nuit
Les relations entre ces différents personnages, teintées de manipulation et de dépendance, sont aussi déroutantes que captivantes. D’autant que chacun d’eux nous apparaît avec ses parts obscures, ses mystères, ses ambiguïtés. Mais aussi sa part – même infime, même étouffée par la peur et la haine – d’humanité.
Car c’est ce que nous dit Deux mains la liberté : le bon, l’humain peut se dissimuler partout, même au cœur du mal, même dans l’horreur. Un message d’espoir absolument nécessaire que vient appuyer Le champ des partisans, hymne à la fraternité, à l’espoir et à la liberté, qui résonne de temps à autre. Comme un fil rouge à ne pas perdre de vue dans l’obscurité de cette période. À ne pas perdre de vue tout court.
Deux mains la liberté, écrit et mis en scène par Antoine Nouel, avec Philippe Bozo, Antoine Nouel & Franck Lorrain, se joue jusqu’au 11 décembre 2022, du jeudi au samedi à 21h, et le dimanche à 14h30, au Studio Hébertot.
Avis
1h30 que l'on ne voit pas passer, suspendus au texte dense et riche d'Antoine Nouel ainsi qu'au jeu habité de ces trois comédiens. Une histoire à peine croyable, et pourtant vraie, qui rappelle que selon l'angle depuis lequel on observe une situation, des nuances peuvent apparaître. Et l'espoir comme l'humanité peuvent jaillir de là où on ne les aurait plus attendus.