Table rase est un huis-clos désinhibé, sombre et festif à la fois, dans lequel un groupe d’amies doit faire face à l’inéluctable.
Table rase, c’est ce que décident de faire ces six amies d’enfance lors d’une soirée pas comme les autres. Face au sentiment de gâchis qui les animent soudain, elles se font la promesse tirer un trait sur leur vie d’avant, chacune à leur manière, et de vivre enfin comme si elles allaient mourir demain…
Adaptée du québécois par Charlotte Monnier, cette pièce a déjà rencontré un immense succès outre-Atlantique, et l’on comprend pourquoi. Avec ses thèmes universels, une manière franche et libérée de les aborder, des comédiennes débordantes de vie : ce huis-clos nous donne à vivre un moment fort et troublant.
Comme si on y était…
Les premières minutes posent l’ambiance. Dans un jeu très naturel et réaliste, six jeunes femmes prennent possession de la scène avec un mélange de décontraction, d’enthousiasme et une énergie contagieuse. Une manière de jouer qui capte immédiatement notre attention et nous fait nous sentir proches d’elles. Nous sommes soudain à leurs côtés le temps d’une soirée placée sous le signe d’une amitié à toute épreuve.
Très vite, les caractères des unes et des autres apparaissent, quelques petits accrochages presque anodins, des tensions que l’on étouffe aussi vite comme s’il était encore trop tôt pour ça. L’amitié, la joie et le partage d’abord. Avant le reste qui viendra bien assez tôt. Ainsi, elles s’ambiancent (et nous avec, clairement !) sur Shania Twain, parlent librement de leur situation amoureuse, de leur sexualité, ou encore du rapport à leur corps ; elles se lancent dans des débats passionnés et totalement décomplexés sur la fellation, le porno ou encore la masturbation.
Elles parlent sans tabou ni autre forme de censure, entre confidences, humour et provocations. Pourtant, derrière cette légèreté de ton et cette apparente désinvolture, on perçoit que quelque chose de plus grave se dessine qu’elles ne pourront pas éviter éternellement. « Je suis angoissée par la situation » laisse échapper Sarah, l’hyperémotive du groupe, la plus pudique aussi, interprétée par Laura Mello et tour à tour agaçante, drôle, touchante.
Un patchwork de vie et d’émotions
On comprend assez rapidement de quoi il sera question en réalité. Mais, comme elles, on n’a pas vraiment envie d’y venir. On préfèrerait mettre ça de côté le temps d’une soirée après laquelle rien ne sera plus jamais pareil. Alors elles entreprennent de réinventer leurs existences comme on le fait parfois quand on réalise que la vie n’est pas éternelle, pour que demain soit un nouveau départ, riche de sens.
Du coup, comme elles, on se retrouve sans cesse à mi-chemin entre l’enthousiasme et l’inquiétude, entre l’agacement et l’attendrissement aussi, tandis qu’elles confrontent leurs tempéraments, leurs convictions, leurs expériences, leurs angoisses ; tandis qu’elles naviguent entre cynisme et espoir, entre jugement et compassion.
« T’as pas le monopole de la souffrance alors si tu veux de l’attention écris un livre mais le suicide c’est lâche ! »
Et on se régale de la spontanéité de leurs échanges auxquels on se sent d’ailleurs frustré de ne pas pouvoir prendre part ! Chapeau à cette belle équipe de comédiennes qui se livrent à un exercice beaucoup moins simple qu’il en a l’air. Elles incarnent en effet leurs personnages avec tellement de naturel et de générosité qu’elles parviennent à nous faire oublier qu’elles jouent.
Une performance admirable
Car tout sonne juste. À commencer par cette amitié que rien ne semble pouvoir menacer, pas même la mort. Ces jeunes femmes se disent et assument tout : leurs secrets, leurs peurs, leurs doutes, leurs espoirs, leurs fragilités. Comment, alors, ne pas se retrouver quelque part dans ce panel de personnalités, dans ces émotions qui jaillissent en désordre, dans ces remises en question perpétuelles…
« Je souhaite que le public voie défiler sous ses yeux la puissance de l’amitié, qui pousse à être drôle quand on préférerait s’isoler pour pleurer, à être vulgaire alors qu’on est pudique et à tenir debout quand on est à bout de forces. »
Sylvy Ferrus, metteuse en scène
Toutes sont admirables, vraiment. Solides dans leur jeu comme dans leurs intentions. Même si le charisme d’Odile Blanchet – que nous avions déjà eu le plaisir d’applaudir dans La ligne rose – et de Chloé Boccara nous ont un peu plus charmés. Et puis il y a la mise en scène de Sylvy Ferrus : dynamique, rythmée, étonnamment vivante et vivifiante. S’appuyant sur de subtiles jeux de lumière, elle célèbre l’existence dans toute sa richesse, sa complexité, ses contradictions, de la même manière qu’elle célèbre ces femmes.
Il est question d’amitié, d’amour, de mort, de sexualité, de regrets, du rapport à soi, à l’autre, du sens que l’on donne à nos vies et que l’on ne trouve parfois plus. Il est question d’elles, de nous. Et on en ressort un peu chamboulé.
Table rase, de Catherine Chabot, adaptée du québecois par Charlotte Monnier, mise en scène par Sylvy Ferrus, avec Élisa Benizio, Odile Blanchet, Chloé Boccara, Laura Mello, Charlotte Monnier, Isis Montanier, se joue jusqu’au 04 janvier 2023, du lundi au mercredi à 21h et le dimanche à 20h, à La Manufacture des Abbesses.
Avis
Tandis que la raison véritable de cette soirée semble attendre le bon moment pour s'inviter, on se laisse happer par ces effluves d'amitié qui réchauffent l'atmosphère. Et tandis que chacune invente son nouveau point de départ, on réfléchit. Et on se demande ce que l'on ferait, nous, à leur place.