Comment faire un Matrix 4, après une trilogie amplement suffisante et cohérente, qui aura durablement marqué son temps ? C’est le défi relevé haut la main par Lana Wachowski (en solo cette fois-ci) ! En résulte un remix des codes de la saga dans une suite intelligente et cohérente, quitte à profondément diviser…
Un 4e opus de Matrix est un fantasme vieux de presque 20 ans. Pourtant, Revolutions concluait parfaitement la trame imaginée par les Wachowski, malgré une fin légèrement ouverte propice à explorer l’après. Alors que les Wachowskis s’éloignent de toute possibilité de revisiter l’univers de la Matrice, les divers échecs au box-office de leurs films suivants (l’étonnant Speed Racer, le superbe Cloud Atlas ou encore le contrasté Jupiter Ascending) auront raison de leur liberté absolue en terme de conception de projets cinématographiques.

Warner Bros aura donc voulu revitaliser la franchise, et finalement (à l’instar d’un Mad Max Fury Road), qui de mieux que la tête pensante à l’origine de la saga pour mieux la continuer ? Exit Lilly Wachowski (partie vers d’autres passions), et re-bonjour Lana Wachowski, la Matrice, Neo, Trinity, Morpheus, les Agents, le bullet-time, le kung-fu… à moins que le titre Matrix Resurrections ait une signification bien plus cocasse, maline et subversive qu’il en a l’air ?
What is the Matrix ?
« Qu’est-ce que la Matrice? » se demandait Thomas Anderson en 99, mais également le spectateur. Et c’est évidemment une des questions que pose ce 4e opus, débutant de manière surprenante : Thomas Anderson est vivant et une célébrité dans le milieu du jeu vidéo. Fini le programmateur insomniaque, le voilà concepteur pour la société Deus Machina, et à l’origine de la trilogie vidéoludique révolutionnaire Matrix ! Cependant, il est en proie à d’étranges visions, tels des flashs d’une vie qu’il aurait vécu, et les divers rendez-vous avec son psy (lui prescrivant des pilules bleues) n’arrangent rien. Cerise sur le gâteau : il sent une connexion avec une certaine Tiffany, ressemblant comme deux gouttes d’eau à la fameuse Trinity…
Bien entendu, le tout va basculer, de manière assez similaire à un Last Action Hero, lorsqu’il découvrira que la trilogie Matrix n’est pas juste une œuvre de fiction pour geeks, mais une vie antérieure bien réelle ! Alors que de nouveaux personnages se chargent de lui ouvrir les yeux, l’enjeu dépassera celui du simple éveil de Neo. Un postulat de base globalement classique lorsqu’on prend en compte la mythologie de la saga, mais qui jouit ici d’une approche singulière, au risque de bien désarçonner le spectateur !

Matrix Resurrections s’ouvre sur une séquence comme pompée sur l’intro du premier Matrix, à coups d’agents chargés d’intercepter une dangereuse hacker en combi latex. Mais très vite un détail semble ne pas être à sa place, tandis que le récit va dévier de manière ingénieuse et osée. « Pourquoi utiliser du vieux code pour faire quelque chose de nouveau ? – Peut-être n’est-ce pas l’histoire à laquelle nous pensions« , un simple dialogue qui illustre toute la note d’intention de cette anti-séquelle, faisant un véritable pied de nez à toutes nos attentes, ainsi qu’à toute l’industrie hollywoodienne !
En effet, Lana Wachowski aura longtemps refusé les avances de la Warner a continuer la trilogie Matrix, constituant un tout absolument absolument cohérent. Alors que bon nombre de franchises sont ressuscitées pour tenter de recapturer la magie d’autrefois (quitte à aller dans le réchauffé sans âme), la réalisatrice aura à la fois trouvé la manière de poursuivre le récit une ultime fois, mais également offrir un 4e opus personnel et complètement méta ! En résulte un long-métrage qui prend en compte les attentes d’un public désireux de revoir « les mêmes histoires du passé mais avec de nouveaux visages« , pour les subvertir et proposer une œuvre dans la droite lignée thématique et sensitive des derniers travaux des Wachowskis.
Re-bienvenue dans le monde réel
Alors qu’une scène surréaliste où Thomas Anderson et des développeurs doivent plancher sur un Matrix IV, Resurrections se mue en critique acerbe du système hollywoodien : la réalisatrice s’amuse sans s’excuser de la réception de la trilogie, et ce que les gens attendent (« bullet time ! Lots of guns« ), en pointant du doigt l’essorage de franchises cultes. Le film pousse même le bouchon plus loin, en citant avec ironie Warner Bros de manière intra-diégétique ! En résulte une réflexion audacieuse et maligne sur le cycle d’un phénomène, récupéré par une audience et des producteurs constamment l’œil dans le rétroviseur.
Mais surtout, ce discours se fait avant tout de manière totalement ludique dans la 1e partie du métrage, admirablement intégré à un récit respectant la philosophie de la saga, en mêlant le réel au simulacre fictionnel ! Dans la pure tradition de Matrix, on ne compte pas le nombre de symboles directement présents (« Simulatte », Alice au pays des Merveilles, le lapin blanc…) qui notent la facture factice de ce monde réel englué dans sa technologie et rivés sur les écrans. Et c’est bien à ce moment que de nouveaux personnages ayant eux aussi connaissance des évènements de la trilogie (dont nous sommes quasiment les avatars) vont entrer en jeu !

L’occasion de saluer les 2 personnages qui ressortent le plus, à savoir Bugs (une Jessica Henwick qui vole l’écran à chaque seconde), représentant les yeux du public, et un nouveau Morpheus joué par Yahya Abdul-Mateen II (Aquaman, Candyman, Watchmen, Les Sept de Chicago). Une nouvelle incarnation implémentée de manière astucieuse, et qui en impose niveau charisme (sans être sur le même registre de Laurence Fishburne). Il est cependant dommage que ces personnages (bien que présents tout au long du film), n’aient plus grand chose à apporter dans la seconde partie, au moment où le casting se déploie encore un peu plus.
C’est très plaisant de revoir une bonne partie du casting de Sense8 (Max Riemelt, Eréndira Ibarra, Brian J. Smith ou Toby Onwumere en simili-Link) ou bien Jada Pinkett Smith en Niobe, mais in fine le focus est avant tout mis sur Neo et Trinity, quitte à délaisser (voire sacrifier) d’autres personnages. Jonglant de manière risquée sur la corde de l’humour, Jonathan Groff (Mindhunter, Hamilton) et Neil Patrick Harris (Gone Girl, How I met your Mother) sont par ailleurs d’excellents ajouts en terme d’antagonisme ! Un bon cast, pour un récit passionnant et surprenant à suivre… avant que le bas blesse ?
Déception scénique
Venir après la trilogie Matrix (ou même au sein de la filmo des Wachowskis) met obligatoirement Resurrections dans une position délicate d’anticipation. Après tout, on parle de la suite d’un récit mythologico-philosophique ayant révolutionné le blockbuster à FX ainsi que le cinéma d’action. Et ici le constat est on ne peut plus amer : en terme de séquences d’action, le film est décevant ! Le montage hachuré ne permet pas d’apprécier les chorégraphies de combat (d’autant que Yuen Woo-ping n’est plus là), tandis que bon nombre de situations se concluent avec un Neo usant de ses pouvoirs. Un manque d’idées flagrant (pourtant on parle d’une Wachowski), malgré un climax efficace invoquant le film de zombies. Le pire restera sans doute une séquence à plusieurs personnages et impliquant un retour ridicule du Mérovingien, dont l’enchainement des plans nuisent tout simplement au flow global.
Un rendez-vous manqué donc, tant ce Matrix 4 est en comparaison de la trilogie bien plus pauvre en terme de maîtrise picturale. Cependant, le film bénéficie quand même d’un soin régulier en terme de photographie (signée John Toll, chef op’ des précédents Wachowskis ainsi que du Dernier Samouraï), en accord total avec la nouvelle patte visuelle de cette Matrice. C’est coloré (en particulier les séquences se déroulant dans le monde réel) et propre, avec une mise en scène globale carrée et des FX convaincants (là encore, point de révolution technologique ceci dit). Au final, l’anti-spectaculaire semble presque une note d’intention (qui n’excuse pas tout), afin de mieux se focaliser sur son cœur émotionnel.

In fine, Matrix Resurrections n’est pas Matrix 4, mais plus un film sur Matrix et son héritage. Et de manière plus importante, on peut y voir une sorte de 3e opus d’une trilogie après Cloud Atlas et Sense8 (cela tombe bien, on a David Mitchell et Aleksander Hemon en co-scénaristes), avec lesquels il partage bon nombre de similitudes (l’amour qui transcende l’espace-temps, la notion de réincarnation). Keanu Reeves et Carrie-Ann Moss s’avèrent réellement touchants dans chacune de leur scène, la relation de Neo et Trinity étant globalement l’enjeu primordial (et précise un peu plus la question d’Élu) ainsi que le vecteur d’émotions (peut-être même plus que dans la trilogie). Le plan le plus marquant étant sans nul doute celui où les 2 personnages tentent de se rapprocher alors que des forces opposées les en empêchent !
Resurrections parvient (avec quelques passages sur-explicatifs certes, mais la série nous aura habitué à plus costaud) à étendre un peu plus le lore, et nous faire découvrir quelques évolutions futuristes bienvenues, tel un rayon de lumière cathartique après le côté âpre et désespéré de Revolutions. Oui, cet opus est très dense malgré sa durée de 2H30 ! Par ailleurs, exit Don Davis, cette fois il s’agit de Tom Tykwer et Johnny Klimek (également responsable de la sublime BO de Cloud Atlas) qui composent la musique. Des sonorités numériques efficaces, mais bien plus anonymes que les expérimentations auditives complètement folles auxquelles la Matrice nous a habitué (même si on a de belles trouvailles lyriques comme My Dream ended Here ou I Can’t be Her).
L’impossibilité du retour
Matrix Resurrections n’est pas le film qu’on attendait. Ce n’est pas le Matrix 4 que les Wachowski auraient réalisé il y a 15 ans, mais une sorte d’OVNI filmique méta et testamentaire, porteur des diverses thématiques qui animent leurs œuvres depuis près de 10 ans. Véritable pamphlet (pas toujours subtil, mais néanmoins inventif) contre toute une industrie accro à la nostalgie, cet opus déçoit amèrement en terme d’action et d’idées cinégéniques, qu’il surprend par son fond et la douce émotion qui l’animent !
Un film qui polarisera sans aucun doute les avis (comme Reloaded et Revolutions en leur temps), mais qui a des choses à offrir si tant est qu’on daigne écouter la manière avec laquelle Lana Wachowski s’exprime, pour ainsi refermer une bonne fois pour toute l’univers de Matrix (avant que la machine à reboot soit sans doute relancée ?). Respectueux de l’univers qui l’a vu naître, propre techniquement et doté d’un très bon casting, Matrix Resurrections n’est pas la révolution technologique attendue, ni le Fury Road espéré. Non, il est la pilule mauve qui nous questionne sur notre rapport à la fiction, et ce de manière très audacieuse. Malgré ses défauts donc (et son caractère non-indispensable rapporté à la trilogie), il serait dommage de lui lancer la pierre, et nul doute qu’on en reparlera assez longtemps : la marque des blockbusters avec une vraie personnalité !