Alors que la cérémonie des Oscars s’est tenue cette nuit, il est temps de parler de Judas and the Black Messiah. Fraîchement débarqué dans notre bel Hexagone en VOD, ce film de Shaka King et produit par Ryan Coogler a vu son développement errer à Hollywood pendant de longues années. Inspiré d’une histoire vraie, le long-métrage arrive à impressionner à divers niveaux, tout en s’imposant comme une des propositions cinématographiques les mieux tenues de ces derniers mois !
Vers la fin des 60’s, le jeune William O’Neal est un voleur à la petite semaine. Ce dernier n’hésite d’ailleurs pas à se faire passer pour un agent fédéral, et ainsi faciliter ses larcins. Son destin bascule le jour où il est arrêté et interrogé par Roy Martin Mitchell : afin de réduire sa potentielle peine de prison, William se voit proposer la possibilité de travailler pour le FBI. Le but ? Infiltrer le mouvement des Black Panthers, prenant de plus en plus d’ampleur à travers les États-Unis.
Rapidement, William jouera le rôle d’une taupe pilotée par les fédéraux. Le tout dans le but d’approcher la division des Panthers présents en Illinois, et en particulier son leader charismatique Fred Hampton ! Véritable « messie noir » pour toute une communauté afro-américaine revendiquant leurs droits les plus élémentaires (Martin Luther King et Malcolm X ont été assassinés), Hampton accueillera donc William parmi les siens. Un point de départ passionnant pour un film de genre, qui se révèle également une histoire vraie !
Tout comme bon nombre d’œuvres récentes (Detroit, Small Axe, Les Sept de Chicago, Dans leur regard…), Judas and the Black Messiah est totalement dans cette mouvance actuelle de brandir un poing levé contre l’inégalité. Cependant, la démarche ici n’a rien de purement démonstrative, opportuniste et sans rien à apporter à l »édifice. Outre une plongée dans un chapitre plus obscur de l’Histoire américaine, le film joue également admirablement sur son autre facette : le polar !
Construite comme pour un thriller policier, l’intrigue suit William au plus près. C’est lui la porte d’entrée et le point d’ancrage immédiat du spectateur ! Tel un avatar, nous découvrons les rouages et les membres du parti Black Panther avec son regard vierge. L’occasion ensuite d’élargir un peu plus les points de vue, à travers celui de quelques personnages-clés. Le résultat se veut donc prenant et immersif, tout en apportant une jolie dose d’authenticité ! On évite ainsi l’écueil de bon nombre d’autres biopics, plutôt enclins à déclamer leurs discours par le verbe plutôt que la mise en scène.
Sur le fil
Une des grosses réussites de Judas and the Black Messiah est précisément le traitement de la dualité intrinsèque au scénario, mais également au personnage de William O’Neal. Personnage complexe à la fois à l’écran et en dehors (le film s’ouvre et se clôture par son témoignage filmé), on tient donc ici un anti-héros au parcours atypique. Jamais traité de façon manichéenne ou programmatique, on se surprend à ne pas le détester, ni même complètement adhérer à ses convictions.
Il faut en effet saluer la performance de Lakeith Stanfield (Atlanta, Uncut Gems), jouant admirablement avec les nuances, et ce souvent par un simple regard. Constamment sur le qui-vive pour ne pas être démasqué, le personnage initialement lâche se laissera doucement influencé par les discours engagés d’Hampton, tout en gardant une réelle ambiguïté sur ses motivations. In fine, on tient là un protagoniste tiraillé de part et d’autre, entre égoïsme et culpabilité, vendant petit à petit son âme au Diable.
Bien sûr, le reste du casting n’est absolument pas en reste. Pour faire le contre-poids du rôle de Lakeith Stanfield, Jesse Plemons (Breaking Bad, Fargo) incarne l’agent du FBI Mitchell avec tout ce qu’il faut d’ambivalence, lui aussi embrigadé par sa hiérarchie. A ce titre, Judas and the Black Messiah peut parfois paraître un tantinet attendu dans sa manière de dépeindre l’opposition Black Panther/institution gouvernementale. Heureusement, on évite globalement un discours binaire, et chaque parti est montré via des nuances de gris.
D’un côté le mouvement socialiste fondé d’une communauté oppressée se meut peu à peu en révolution violente. De l’autre, les inquiétudes d’un FBI désireux de ne pas laisser le feu enflammer la poudrière, mais n’hésitant pas à supprimer de sang-froid tout élément jugé perturbateur. Tout le casting (de Ashton Sanders à Algee Smith, en passant par Dominique Fishback à un Martin Sheen grimé en J.Edgar) est évidemment très bien utilisé, pour apporter une profondeur et une belle incarnation à l’ensemble.
Je suis un révolutionnaire
La clé de voûte de Judas and the Black Messiah est néanmoins l’autre pièce maîtresse de cette histoire, et le sujet premier cristallisant les objectifs de chaque personnage : Fred Hampton ! Là encore croisement entre Malcolm et Luther King, ce dernier en impose dès la première seconde, via une intense et impressionnante performance de Daniel Kaluuya (Get Out, Les Veuves). Magnétique et totalement habité (au point de reproduire les mimiques et intonations du vrai Hampton, dans un accent irréprochable), Kaluuya prouve qu’il est un des meilleurs acteurs de sa génération.
Un jeu puissant, arrivant à retranscrire à la fois le talent oratoire du personnage, son charisme fédérateur, la virulence de sa campagne, mais aussi ses aptitudes de stratège, ses périodes de doute, et sa sensibilité plus enfouie. Là encore, on tient une personnalité complexe et humaine, qui regrette que son mouvement n’existe qu’autour de lui et non les idéaux qu’il défend. L’Oscar décerné à Daniel Kaluuya pour ce rôle tombe immédiatement sous le sens !
Shaka King (dont il s’agit du second film) livre de son côté une réalisation inspirée et maîtrisée. Outre des cadrages toujours porteurs de sens et plaçant l’individu au centre, la mise en scène se déploie grandement lors de séquences de tension savamment orchestrées. Quelque part entre Le Conformiste de Bertolucci (pour l’aspect drame politique) et Les Infiltrés de Scorsese (embrassant le genre du polar à bras le corps), Judas and the Black Messiah est autant à l’aise à manier images d’archives et discours engagés, que des scènes de fusillades intenses et violentes. On pourra également saluer une photographie particulièrement léchée de Sean Bobbitt (12 Years a Slave, The Place beyond the Pines, Shame), ou une BO combinant sons d’époque et approche atmosphérique.
Au final, si le long-métrage bénéficie d’un ou deux segments plus consensuels, Judas and the Black Messiah se révèle être un très bon film digérant à merveille ses influences éparses (on pourra aussi citer la Blaxploitation ou bien le drame humaniste à dimension mythologique). En résulte à la fois un réquisitoire politique inspirant, et un vrai film de genre captivant, qui lève le voile sur un pan méconnu des luttes intestines de l’Histoire des USA. Un des incontournables de ce début d’année !