Il y a 22 ans, Matrix des Wachowski aura été un phénomène important marquant immédiatement la pop-culture. Outre son mariage des genres encore inégalé (action, film noir, cyberpunk, HK, manga et jeu vidéo) et son succès surprise, Matrix peut être considéré comme une pierre blanche majeure du cinéma, à l’aune de l’an 2000.
Il y a des films légendaires capables de redéfinir un genre et de marquer durablement l’Histoire. Matrix fait partie de ceux-là ! Alors que tout le monde attendait 1999 et sa Menace Fantôme, le film des Wachowski aura fait sensation et ce sera révélé être la nouvelle grande claque d’un cinéma de genre populaire, mais pourtant initialement « destiné aux nerds ». Plus gros succès de Warner Bros à l’époque (devant le Batman de Tim Burton), Matrix est encore aujourd’hui l’étendard d’un cinéma blockbusteresque couillu, inventif et qui repousse les limites artistiques et technologiques du médium. Par ailleurs, sa conception est aussi intéressante que le métrage en lui-même !
Après avoir bossé dans l’industrie du comic book pour Marvel, les Wachowski rédigeront 3 scripts au tout début des années 90 : Assassins (par la suite charcuté par Helgeland et Richard Donner), Matrix et Bound. Désireux de passer derrière la caméra pour la toute première fois, ils réaliseront ce dernier avec un budget de 6 millions de dollars. Ce thriller néo-noir lesbien prouvera la capacité des frangin(e)s à emballer avec virtuosité un récit pas forcément bankable et repartir sous les applaudissements. Convaincus du savoir-faire et de l’ingéniosité des 2 réals, Warner Bros et Joel Silver (Die Hard, Predator, L’Arme Fatale) leur fileront 67 millions et une liberté absolue pour Matrix.
Projet ambitieux mais également terriblement casse-gueule sur le papier, Matrix bénéficiera de l’aide précieuse de Steve Skroce et Geof Darrow (2 dessinateurs de comic book) afin de créer un story-board de 600 pages, sous la direction des Wachows. L’un travaillera avec ces dernier(e)s sur tous leurs films (ainsi qu’I,Robot), l’autre est l’auteur culte de Hardboiled, BD majeure du cyberpunk. En résultera l’identité visuelle du métrage au plan près, ainsi que la direction artistique de l’univers de Matrix. Don Davis à la musique et Bill Pope (Spider-Man 2, Alita Battle Angel, Shang-Chi, Baby Driver) rempilent, tandis que de nouvelles têtes sont amenées sur le projet en 1997.
Alors que Will Smith devait initialement incarner Néo (Val Kilmer, Janet Jackson et Jean Reno complètent le cast), c’est Keanu Reeves (Speed, Dracula, John Wick) qui acceptera le rôle, puis Laurence Fishburne (Apocalypse Now, Boyz n the Hood) en mentor Morpheus, Carrie-Ann Moss (Memento, Jessica Jones) pour le love-interest Trinity, et enfin Hugo Weaving (Le Seigneur des Anneaux, Tu ne tueras point) pour l’antagoniste Agent Smith. Un casting impliqué qui passera plus de 6 mois à s’entraîner aux armes à feu et aux arts martiaux avec le légendaire chorégraphe chinois Yuen Woo-ping (Drunken Master, Fist of Legend, Tigre & Dragon). Avec une telle équipe de champions il reste le plus important à aborder :
Qu’est ce que la Matrice ?
Matrix tire sa genèse de plusieurs sources d’inspiration éparses : la plus connue étant l’œuvre fondatrice du genre cyberpunk, à savoir Neuromancien. Ce dernier introduisait la notion d’une dystopie futuriste, où les mégacorporations et les augmentations technologiques sont légions. Dans cette société (miroir négatif des dérives du libéralisme moderne), des hackers-pirates exploitent les failles du système en se connectant littéralement à « la matrice », une sorte d’espace virtuel neuronal leur permettant de surfer sur le cyberespace. Une composante que l’on retrouve par ailleurs dans Matrix, mais à une autre échelle.
Nous suivons donc Thomas Anderson, employé d’une grande entreprise de telecom le jour et hacker la nuit, répondant au pseudonyme de Neo. Sujet à des rêves prémonitoires, il sera bientôt contacté par un groupe de mystérieux anarchistes, alors même qu’il est poursuivi par de dangereux agents. Dès lors, Neo découvrira une effroyable vérité : le monde qu’il croit connaître est factice, et répond au nom de Matrice. Une interface neuronale collective réduisant l’humanité en esclavage par les Machines. Ce sera donc le début d’une quête initiatique, au travers de laquelle Neo se découvrira en tant que l’Élu, censé nous délivrer du joug de l’intelligence artificielle.
Ce qui marque d’entrée de jeu en regardant Matrix, et en le revoyant plusieurs fois, est la limpidité déconcertante du récit, pourtant vecteur de bon nombre de concepts versant dans la hard-SF, l’ésotérique ou même la philosophie pure. Outre l’allégorie de la caverne de Platon (accession de l’Homme à la connaissance d’un monde du-dessus) ou le conte Alice au pays des Merveilles (matérialisé par le symbole du lapin blanc et le passage de l’autre côté du miroir), ce sont Simulacres et Simulation de Jean Baudrillard (ouvrage d’ailleurs présent succinctement au début du film) et le Malin génie de René Descartes (théorie comme quoi nos sens et notre vision ne sont pas réels).
Outre cette conception d’un monde qui voile notre perception, le questionnement du réel se retrouve dans bon nombre d’œuvres de SF (Ubik de Philip K.Dick, Total Recall ou même Dark City sorti un an plus tôt). Cependant, aucun long-métrage n’aura l’aisance et l’efficacité de storytelling de Matrix, débutant comme un film noir et un thriller conspirationniste. S’ensuit une séquence culte de révélations, qui aurait pu tomber dans l’explicatif paresseux, mais brillamment intégré à la narration et à l’action de manière visuelle. Une efficience et une clarté redoutable, allant de la simple notion de choix (la pilule rouge ou la pilule bleue) aux multiples couches d’interprétation mythologiques.
En effet, à l’instar d’œuvres-monde comme Avatar, Star Wars, Dune ou bien Princesse Mononoke, Matrix parvient à prodiguer diverses portes d’entrées à son univers. Outre son aspect philosophique ou hard-SF pour nerd, nous sommes dans un film multi-référentiel convoquant le comic book, le manga et même des inspirations religieuses (hindouistes, catholiques, bouddhistes) via la notion d’éveil spirituel, d’effacement de l’ego et de figure messianique (chose qui sera bien plus accentuée et développée dans les suites).
On pourrait continuer des heures sur les diverses références en lien avec les noms de Morpheus (présent pour sortir Neo de son sommeil), Trinity (la Trinité, censée apporter l’équilibre au héros) ou bien la cité de Zion, le Nebuchadnezzar… au service d’une histoire instinctivement limpide. Au final, ce tout premier film coche brillamment toutes les cases du voyage du héros campbellien (découverte d’un monde/menace, accession à un savoir/compétences, accomplissement pour se dépasser, abandon des convictions du passé…).
Kung-fu in the Shell
Grands fans de comics et de cinéma Hong-kongais, les Wachowskis infusent ces influences dans Matrix, de manière totalement organique. Alors que des données peuvent être transférées dans le cerveau des divers protagonistes (pilotage, maniement d’armes, arts martiaux…), les possibilités d’interaction avec le monde de la Matrice se révèlent d’emblée excitantes en s’affranchissant des lois de la physique.
Matrix propose donc des séquences d’action directement héritées du cinéma asiatique, le tout avec une aisance et une maîtrise rare tant en terme de découpage, que de chorégraphie et de mise en scène globale. Un exploit d’autant plus notable qu’il s’agit des membres du casting qui donnent (majoritairement) les coups, sans coupure, via un éprouvant entraînement de 6 mois ! Un atout indéniable en terme de crédibilité, qui se ressent immédiatement à l’écran.
Et que dire de l’action de Matrix ! Du combat d’entrainement entre Neo et Morpheus, à la fusillade du hall, en passant par l’affrontement contre Smith dans la station de métro ou bien le sauvetage en hélico, le métrage comporte bon nombre de moments d’anthologie parfaitement exécutés et cadrés. Combinant toutes les techniques de practical effects imaginables, Matrix apportera évidemment un nouveau type de savoir-faire en terme d’incorporation d’effets visuels via diverses expérimentations (l’autre film étendard de ce passage vers le nouveau millénaire étant Fight Club).
L’outil le plus célèbre et emblématique sera néanmoins le bullet time, permettant d’offrir des ralentis de toute beauté. Cette technique déjà présente dans une publicité de Michel Gondry ou bien brièvement dans Blade trouve son pinacle dans Matrix, et sa célèbre séquence où Neo évite des balles sur un toit. Un procédé ultra immersif, obtenu via plusieurs appareils photos capturant la séquence successivement à une vitesse prédéfinie, ainsi que l’incorporation de reconstitutions CGI de l’environnement. Oui, Matrix est une avancée majeure en terme d’effets spéciaux, qui plus de 20 ans après n’a pas pris une seule ride !
Cyberpunk-renaissance
Outre une maîtrise technique encore une fois impressionnante, il faut saluer l’amour avec lequel les Wachowski embrasse leur mariage des genres, en dynamisant et démocratisant encore plus le cyberpunk. Certes, Blade Runner était déjà considéré comme culte, et des films comme Terminator, Robocop ou Total Recall avaient eu de vrais succès. Matrix continue cette lancée, en proposant par ailleurs un univers futuriste de 2199 à la fois fascinant et cauchemardesque, à la vision de ces gigantesques fermes d’humains servant de réserves bio-électriques aux machines. Une approche non-aseptisée de la SF qui fait du bien (comme à la vision de l’intérieur très organique du Nebuchadnezzar, avec ses conduits à nu comme des vaisseaux sanguins ou bien son équipement usé).
En parlant de cet équipage, tout le casting est évidemment parfait, tout comme leurs divers costumes par Kym Barrett (Aquaman, Jupiter Ascending). De la prestance royale et religieuse de Laurence Fishburne en Morpheus, la grâce féline et sensible de Carrie-Ann Moss ou bien l’allure programmatique d’Hugo Weaving en Agent Smith (avec un style Men in Black/JFK sobre et efficace), chaque personnage imprime l’écran (comme dans un comic book). De plus, Matrix aura également été une vraie renaissance pour Keanu Reeves (après l’énorme échec de Johnny Mnemonic), là encore impeccable en héros-avatar du spectateur.
Encore aujourd’hui, Matrix est avec Avatar le seul film complètement original ayant engendré une grande franchise depuis le début du XXIe siècle. Un constat accablant, mais qui là encore met en avant la force de frappe de cet objet filmique inclassable, mais pourtant universel. Célébrant tous les codes et aspects de la pop-culture, ce second film des Wachowski aura immédiatement emporté l’adhésion via son univers visuel fort (et une partition culte de Don Davis) et son mariage des genres inégalé. Il faudra attendre 4 ans de plus pour voir les deux suites (qui étaient déjà programmées), après un final démultipliant les possibles.
Matrix demeure encore un chef-d’oeuvre de science-fiction et d’action, un fleuron du cyberpunk, ainsi qu’une immense déclaration d’amour au jeu vidéo, à la japanimation ou encore la bande-dessinée. Un indémodable à voir et revoir !