Diagonale(s) est une comédie dramatique qui nous plonge avec humour et intelligence dans les méandres de la maladie mentale.
Avec Diagonale(s), Virgile Daudet, dont nous avions découvert le formidable talent de comédien dans l’un de nos coups de cœur du dernier Festival d’Avignon, Occident, de Rémi Devos, signe ici sa première pièce et nous révèle un autre de ses talents, celui d’auteur.
Une jeune femme est amenée par son frère et sa sœur chez un médecin. Diagnostiquée schizophrène, elle refuse de prendre son traitement et est en proie à un profond mal-être. Cet entretien ancré dans le réel, fil rouge de la pièce, est entrecoupé de scène qui nous plongent dans ses délires et illustrent les différents aspects et manifestations de la maladie mentale. Une très belle découverte.
Quand la réalité délire
« La diagonale est la trajectoire du fou sur un plateau d’échec. » Ce sont ces trajectoires de vie en marge du réel, comme autant de voies sans issue, que cette pièce explore. Nous passons donc sans cesse du cabinet médical où s’exprime la douleur d’une famille confrontée à la maladie de l’un de ses membres, aux épisodes délirants dans lesquels la folie s’exprime sous forme d’obsessions, déréalisations, délires hallucinatoires, et autres syndromes de persécution….
Ainsi, le pot de départ d’une capitaine de police va doucement prendre des airs de règlement de compte ; un prof de danse un peu barré va progressivement faire taire nos rires à mesure qu’il s’enfonce dans la déviance, tout comme cette prof de « rigologie » qui va complètement perdre pieds, rattrapée par un délire de persécution… Il y a aussi cette scène, particulièrement intense et touchante, au sein d’une famille dysfonctionnelle et maltraitante où le fils fait part de son souhait de prendre ses distances pour préserver ce qui peut encore l’être de sa santé mentale…
La pièce de Virgile Daudet est intéressante et captivante à bien des égards. On salue déjà l’initiative de mettre la lumière sur un sujet que nos sociétés préfèrent généralement laisser dans l’ombre. Et si l’on a récemment vu d’excellentes créations traitant avec beaucoup d’intelligence de la maladie d’Alzheimer, à commencer par Oublie-moi, pépite plusieurs fois Moliérisée, mais aussi l’impressionnante performance de Yuming Hey dans On n’est pas là pour disparaître, il est plus rare de voir la maladie mentale abordée dans son spectre le plus large.
Un sujet abordé avec sensibilité et talent
Mais, on le sait, pour transmettre un message, sensibiliser, toucher, amener une réflexion, le fond ne suffit pas. La forme est tout aussi essentielle, si ce n’est plus. Il s’agit de trouver le bon angle, la juste distanciation, le ton adapté. D’autant plus lorsqu’on s’attaque à des sujets si sensibles, souvent même encore tabous. Et cela passe aussi bien par la qualité de l’écriture que par celle du jeu. Et les deux sont ici au rendez-vous.
Commençons d’ailleurs par applaudir l’engagement, l’énergie, et la justesse de ces comédien(ne)s qui parviennent brillamment à glisser d’un registre à l’autre à travers des personnages très variés. Nous connaissions déjà le talent d’Aurélie Cuvelier Favier qui donnait la réplique à Virgile Daudet dans Occident. Elle est ici à nouveau épatante et se fond littéralement dans chacun des rôles qu’elle interprète. Clara Leduc, Bastien Spiteri et Morgan Perez (formidable !) sont tout aussi convaincants et touchants, et traversent cette pièce sans aucun faux pas.
Et pour ce qui est de l’écriture, avec une certaine audace et une maîtrise évidente du sujet, l’auteur, qui signe aussi la mise en scène, a su trouver la manière de nous montrer ce que l’on préfère généralement ne pas voir ou que l’on ne sait pas voir. Ainsi, pour chacune des scènes de délires, on passe progressivement et subtilement du registre comique au tragique. En effet, difficile de ne pas commencer par rire de ces situations loufoques, de ces personnages un brin caricaturés et de ces comportements qui ont d’abord juste l’air un peu étranges…
La maladie qui dévaste tout…
Mais ces bizarreries ne sont pas drôles longtemps. Car l’humour n’est pas ici une finalité, et il ne cherche jamais à minimiser quoi que ce soit. Il est une porte d’accès par laquelle l’air se fait, un temps, plus respirable. Ainsi, à mesure que la pathologie nous apparaît, le malaise grandit et la prise de conscience qui se fait alors nous ouvre les yeux sur des réalités douloureuses et tragiques, sur des existences qui peuvent soudain basculer, sur des signes que l’on aurait peut-être pu voir, sur des explosions de souffrances…
« Une maladie comme ça, ça fout la merde, même chez les gens qui s’aiment. Surtout chez les gens qui s’aiment. »
Des souffrances qui viennent inévitablement ricocher sur l’entourage et deviennent aussi celles de ces familles à bout de souffle qui cherchent à comprendre, à agir, à tenter de maintenir un semblant d’équilibre, aussi précaire soit-il. C’est ce que nous donne à voir la scène fil rouge de l’entretien médical, où l’humour ne s’invite jamais, et où de nombreuses questions se posent pour ces proches qui tentent aussi de se préserver eux-mêmes face à l’agressivité, l’absence d’empathie, ou encore les délires ingérables de celles et ceux qu’ils aiment mais ne supportent parfois plus…
Des proches qui doivent aussi faire face aux limites d’une société encore largement démunie quant à la prise en charge de la maladie mentale. Dommage d’ailleurs que ce dernier point vienne conclure la pièce de manière un peu rapide et abrupte. Le message passe, mais il aurait mérité un peu plus d’espace pour laisser le temps à l’émotion de nous faire vaciller face à cet appel à l’aide qui ne trouve aucun écho…
Une pièce nécessaire et prometteuse qui n’a sans doute pas fini de faire parler d’elle.
Diagonale(s), écrite et mise en scène par Virgile Daudet, avec Aurélie Cuvelier Favier, Clara Leduc, Morgan Perez & Bastien Spiteri, se joue jusqu’au 23 mai 2023, les lundis et mardis à 19h, à La Manufacture des Abbesses.
Avis
L'alternance entre réel et imaginaire donne à cette pièce un rythme et une intensité qui nous font oublier les quelques petites longueurs qui s'invitent çà-et-là. Certains moments nous resterons en mémoire, et on imaginerait fort bien un bord de scène à l'issue de la représentation pour poursuivre l'échange et la réflexion sur ce thème essentiel.