Habitué de la Croisette, James Gray revient à Cannes en Compétition avec Armageddon Time. Sorte de film somme du cinéaste, ce dernier signe un long-métrage émouvant sous forme de semi-autobiographie à l’orée de l’Amérique Reaganienne.
Depuis quelques années maintenant, divers cinéastes puisent dans leurs souvenirs d’enfance comme source créative. De Cuaron (Roma) à Branagh (Belfast) en passant par Steven Spielberg (The Fabelmans), ces réalisateurs usent de ce terreau mémoriel pour finalement parler d’une époque, d’un contexte, de famille, d’aspirations et autres rêves d’enfance. Avec Armageddon Time, James Gray livre peut-être la plus émouvante de ces itérations.
Armageddon Time débute sur un beat hip-hop, avec le titre affiché en graffiti sur fond noir. Immédiatement, le décor se dévoile : nous sommes dans le Queens, en 1980. Et pas n’importe où, puisque la première scène nous place dans une classe de collège, alors que le professeur Turkeltaub fait l’appel. C’est ainsi que nous découvrons Paul Graff, rouquin à l’allure d’éphèbe et souvent tête dans la Lune en cours, comme son ami Jonathan Davis. Le premier rêve d’être dessinateur (au grand dam de son prof ou sa famille), tandis que le second souhaite être astronaute plus tard (malgré qu’il vit sans le sou avec sa grand-mère).
De ce point de départ à la John Hughes, Gray tire son influence des 400 Coups de Truffaut, tout en revisitant les éléments récurrents de son cinéma. Famille juive immigrée, conflits avec le père, désir d’émancipation, diktats capitalistes comme prison…Parfaite réponse à Little Odessa ou bien Two Lovers, James Gray va encore plus loin dans une histoire venant des tripes, en nous parlant de lui et de l’Amérique à un tournant pivot de son Histoire.
James Gray nous ouvre son cœur
En plaçant le récit à auteur d’enfant, James Gray nous ramène à un sentiment d’innocence inhérent à cet âge, alors que les deux acolytes centraux vont tenter de bazarder le système scolaire et familial pour exister. Un programme jamais complaisant ou édulcoré, permettant de débuter son intrigue avec charme et humour, alors qu’Armageddon Time va progressivement glisser vers la pure mélancolie au fil des expériences vécues par le jeune Paul. Un sentiment accentué par la sublime photographie signée Darius Khondji (Se7en, The Lost City of Z, Uncut Gems), dont l’utilisation des ombres renvoie au travail de Bradford Young (Arrival, When They See Us).
Un écrin visuel participant au spleen total du film, alors qu’Armageddon Time aborde avec justesse la question de la perte d’innocence, du poids des mensonges et de la responsabilité, ainsi que la dichotomie entre velléités artistiques et pressions sociales dans la réussite professionnelle. Lorsqu’on connaît le vécu de James Gray (parti en Californie pour être réalisateur versus Paul souhaitant aller à Disney pour être dessinateur), le métrage se révèle beaucoup plus touchant qu’il n’en a l’air, en plus d’être authentique et touchant par son universalité.
Armageddon Time : portrait d’une famille et d’une époque
Armageddon Time est avant tout un film de personnages, au casting de grand talent. Michael Banks Repeta est une vraie révélation dans le rôle de Paul (ressemblant à une version du réalisateur de surcroit), et avec son acolyte Jaylin Webb offre un côté buddy movie dans une histoire d’amitié là encore gangrenée par les inégalités socio-raciales (et ce sans jamais tomber dans le cliché du white savior). On pourra longuement s’attarder sur Anne Hathaway (Colossal) en mère de famille dépassée par les évènements, Jeremy Strong (Succession) en pater familias plus complexe qu’il n’y parait, ou un Anthony Hopkins (The Father) impérial, proposant la performance la plus chaleureuse du métrage.
Ainsi, les scènes du quotidien s’enchainent (engueulades à table, école buissonnière, réunion parents-profs…), mais boostée par un vrai sens du romanesque et des fulgurances d’émotion sans aucun pathos. Et si la lutte des classes et les inégalités ont toujours parcouru l’œuvre de James Gray, Armageddon Time va bien plus loin en abordant une méritocratie crasse, notamment lors d’un passage à la Kew-Forest School (chaperonnée par les Trump, avec un joli caméo de Jessica Chastain) synonyme de prison dorée et perte de l’insouciance pour le jeune protagoniste.
Tristes fantômes du passé
On aura rarement vu James Gray aussi incisif et à nu qu’avec ce Armageddon Time, véritable grand film au parfum doux-amer filmant le passé et le quotidien avec une sensibilité à fleur de peau. Il suffit d’un regard, d’un contre-champ correctement appliqué sur les personnages pour amener un naturalisme et une émotion que l’on entrevoyait déjà, mais pas de manière aussi communicative.
Véritable captation d’une époque à l’orée de l’Amérique sous Reagan (avec la menace nucléaire, d’où le titre), James Gray signe un des meilleurs films de l’année tout simplement ! Un casting de talent qui se transcende et une fabrication exemplaire font de ce récit se terminant par un sentiment de tristesse insondable, une excellente œuvre matricielle pour son cinéaste.
Armageddon Time sortira au cinéma le 9 novembre 2022
avis
Faux film intimiste, Armageddon Time est avant tout une semi-autobiographie terriblement touchante d'un James Gray regardant son passé avec amertume et sérénité. Une catharsis pertinente dans tous ses sujets encore d'actualité, en plus d'un émouvant film sur l'enfance. Du grand casting et un visuel magnifique terminent de faire d'Armageddon Time un des plus beaux films de l'année !