Jérémie Périn fait office de véritable figure de proue de l’animation pour adulte, autant qu’auteur important du cinéma de genre français. Alors que Mars Express sort au cinéma dans les salles hexagonales, nous avons eu la chance de nous entretenir plus d’1h avec le réalisateur de Lastman lors du Festival de Cannes 2023, mais aussi peu avant la sortie de son impressionnant polar de science-fiction. Une interview fleuve aussi passionnante que cet interlocuteur de qualité !
Bonjour Jérémie, ici au sein de l’équipe de L’Info Tout Court nous sommes très fans de ton travail et te suivons depuis plusieurs années (notamment depuis Lastman). Pour ceux qui ne te connaissent pas, pourrai-tu un peu nous résumer ton parcours ?
Merci beaucoup, et oui bien sûr : j’ai commencé mes études d’animation aux Gobelins de 1998 à 2000 (il s’agissait de 2 ans à l’époque, et de 4 ans d’études désormais). J’ai ensuite fait divers petits boulots dans l’animation, ce qui est un débouché normal afin de mieux appréhender pas mal de métiers différents (storyboard, character design, décors, layout, compositing..).
Une manière de pouvoir ensuite maîtriser toi-même chaque étape de développement d’un projet ?
Oui, pour cela il fallait que je passe par divers postes pour vraiment comprendre comment cela fonctionne dans le dur. Je voulais être réalisateur depuis le départ, avoir le même langage des différents travailleurs et gagner leur respect !
Initialement j’hésitais entre le milieu du jeu vidéo et celui de l’animation, j’ai donc bossé sur Totally Spies, la série W.I.T.C.H., un jeu Oggy et les cafards sur Gameboy (qui n’est jamais sorti)..J’ai aussi bossé sur le Chat du Rabbin, avant de faire en 2009 le générique d’intro du film Gainsbourg – La Vie Héroïque.
Tu commençais déjà à réfléchir à tes propres projets ?
Oui, en même temps j’essayais de créer mes propres pilotes de série ou pitchs de films, puis j’ai commencé à montrer autour de moi ce que je faisais. J’avais des amis compositeurs et musiciens, et un jour on m’a demandé si cela pourrait m’intéresser de faire des clips !
On est donc à l’époque de Truckers Delight de Flairs et Fantasy de DyE !
Exactement ! Fantasy a été un gros succès, et les producteurs de la série Lastman (à Everybody On Deck) m’ont contacté car ils voulaient un réalisateur français, tout en sachant que les auteurs de la BD originelle (Bastien Vivès et Balak) aimaient aussi mon travail !
On adore vraiment Lastman, série animée qui a désormais une aura plutôt culte. Après la saison 1 tu as décidé de seulement produire sa suite Lastman Heroes : ton but a donc toujours été le cinéma ?
Oui j’ai toujours voulu, car j’aime le format long et les possibilités offertes par le medium. Mais comme je disais je devais faire mes preuves en amont, notamment sur Lastman !
La série était un galop d’essai de par un format plus court, plus permissif en terme d’erreurs car on travaille sur des épisodes de 30 min seulement..même si paradoxalement l’ensemble d’une saison demeure bien plus conséquent que la longueur d’un long-métrage !
Et donc après Lastman et Crisis Jung (autre série créée/écrite par Jérémie Périn), tu as pu assoir de belles collaborations avec Laurent Sarfati (scénariste) ou bien le duo Philippe Monthaye & Fred Avril (compositeurs). Tu as pu avoir carte blanche pour développer ton propre projet ?
C’est un peu ça (rires) ! Avec Laurent Sarfati on avait déjà eu un projet de film de SF en film, un truc un peu fou entre Cobra et Barbarella, très pop et psyché !
Du space-opera pulp à la Jodorowsky ?
Oui il y avait un peu de ça notamment sur la fin..mais voilà ça ne s’est pas fait car jugé un peu trop fou ou bordélique. On a eu de la frustration évidemment, mais on est rapidement parti sur autre chose !
Ce qui nous mène donc à Mars Express ! Quels sont les germes du projet ?
Il y avait une réelle envie de revenir à une SF qu’on aime. J’ai grandi avec la japanimation des années adulte des années 90, qui grosso modo commence à partir d’Akira, se poursuit avec les films de Mamoru Oshii et Yoshiaki Kawajiri, pour ensuite se finir avec Satoshi Kon.
J’ai aussi grandi avec plein de films cultes de SF, comme Robocop, Blade Runner ou les films de Cronenberg jusqu’à Crash, et j’aime aussi le detective movie ! Ce dernier aspect nous donnait un moteur narratif intéressant via un perso principal qui connaît toute la ville et son univers : il a les codes des bas-fonds mais aussi ceux de la haute bourgeoisie !
L’histoire ou les personnages ont-ils toujours eu cette forme d’ailleurs ?
Alors au tout début c’était un mec solitaire, intelligent mais peu débrouillard bien que détective ! Il vivait même chez sa mère (rires) ! L’histoire était étendue d’une autre manière, avec plusieurs enquêtes en même temps sans motif commun apparent, mais qui se recoupaient au fur et à mesure. Par la suite on a inclus tout le contexte des robots, un peu à la Asimov, et trouvé la fin assez vite. Mais qui dit « robots » dit qu’il fallait également un autre personnage principal robotique !
Oui, un peu comme dans d’autres tropes de detective movie ou de polar noir, ou encore le buddy movie. A quel moment est venu l’idée d’avoir une femme au premier plan ? Et y a-t-il eu des idées abandonnées en cours de route ?
On voulait une femme (Aline Ruby) car dans les detective movies et mes autres projets il y avait assez peu de femmes proactives. Les hommes étaient toujours au premier plan. Ensuite oui, on a évidemment abandonné des choses, parfois par pur souci économique ou créatif, afin que le métrage ne dépasse pas les 1h30. Le budget initial était de 6,7 millions, mais a dépassé les 8 millions ensuite !
En tant que fan je dois donc te demander quels genres d’éléments tu as mis de côté qui ne se retrouve pas dans le résultat final (rires)?
Premièrement, et à posteriori, j’aurai peut-être aimé quelques respirations de plus dans le récit. Pas forcément faire quelque chose d’atmosphérique comme du Mamoru Oshii, juste quelques minutes pour s’attarder sur l’ambiance de la ville par exemple. Mais d’un autre côté, Mars Express dans sa forme finale est un film dense, et on me dit justement que c’est aussi une force cette impression de richesse constante !
Ensuite pour vraiment te répondre, on avait quelques éléments en plus sur le passé d’Aline (dont le nom est un anagramme d’ »alien » car elle se sent comme une intrus au sein du milieu dans lequel elle évolue). Le film met la puce à l’oreille sur des choses comme son addiction à l’alcool ou son passif militaire, mais nous avions élaboré le fait qu’elle avait été partiellement élevée par Beryl (la relation mère-fille est d’ailleurs suggérée). Ou encore qu’elle s’est mise à boire après la mort de Carlos, qui buvait auparavant mais ne le peut plus depuis sa nouvelle condition robotique. C’est donc une sorte de lien qu’elle a continué d’entretenir !
Super ! Mais du coup entre toi, Laurent Sarfati ou bien Mikael Robert (production design) comment s’est faite la répartition des tâches dans l’élaboration de tout l’univers de Mars Express ? Notamment sur le travail de pré-production ?
C’est simple, au scénario c’est surtout Laurent Sarfati, et contrairement à la majorité des films, nous en pré-production nous étions que 2 (rires) ! Pendant 2 mois c’était ça, avec beaucoup d’improvisations, mais très vite j’ai eu affaire avec une grosse équipe, répartie sur 5 studios !
Pour les robots et les personnages, c’est moi qui ai commencé à faire les designs. Puis concernant tout l’univers visuel et artistique de Mars Express cela s’est fait à plusieurs niveaux avec par exemple Jonathan Nkondo qui concevait des robots plus anciens avec des formes très géométriques ; Baptiste Gaubert qui était plutôt là pour des designs de robots plus élancés, organiques et futuristes ; Mikael Robert qui s’occupait des décors, des véhicules, du world-building.. J’ai aussi pris des gens (comme Félix Godard) qui bossent dans le design automobile, mais qui n’avaient jamais travaillé en animation ou pour le cinéma !
Et comment cela s’est passé concernant les 5 studios tout au long des 5 ans de fabrication de Mars Express ?
Il y a bien sûr Je Suis Bien Content, le studio-mère où j’étais présent chaque jour. C’est là où on rassemblait tous les éléments. On a eu un studio à Lille (Tchak) pour la fabrique de décors ; un autre à la Réunion (Gao Shan Pictures) pour l’animation des robots et des véhicules ; un studio à Angoulême (Borderline Films) qui s’occupait de la moitié de l’animation 2D ; et enfin l’autre moitié du compositing 2D se faisait à Strasbourg en plus de la post-prod sonore.
En ayant vu le film plusieurs fois déjà, j’ai surtout remarqué que les humains étaient en 2D, tandis que les intelligences artificielles sont en 3D..à l’exception d’un personnage spécifique qui combine les 2 ! Peux-tu nous en dire plus sur ce choix ?
Oui c’était un choix à la fois narratif et créatif : on a élaboré un rendu « tracé à la main » pour les humains (fait par des humains donc), ainsi qu’un rendu plus élaboré pour les robots ! Carlos Rivera ayant une hésitation sur sa nature, son esthétique est donc double, avant de progressivement aller vers un versant précis !
Mars Express affiche un monde assez immense, totalement fonctionnel et crédible, mais toujours proche de notre réalité: l’IA et sa place auprès de l’Homme y sont questionnées ! Selon toi, Mars Express montre une dystopie, ou bien tu te sens optimiste vis-à-vis de notre futur via notre rapport à l’intelligence artificielle ?
Je t’avoue que j’ai pas trop d’avis sur la question (rires) ! Je suis pas totalement contre ni totalement pour ! Je refuse que ce soit noir ou blanc, il faut être nuancé.
Est-ce qu’on doit leur donner de la sensibilité ? Si on rentre dans le cadre où les algorithmes d’aujourd’hui sont considérés comme des IA et que cela évolue, pour moi c’est un cadeau empoisonné, et le risque est que l’on soit pris dans une concurrence bizarre. C’est d’ailleurs déjà le cas des artistes face aux IA actuelles !
Beaucoup de métiers sont déjà remis en jeu via des robots qui nous allègent le travail, nous libèrent de conditions éthiques ou philosophiques. Ma crainte au sein du milieu artistique ce serait que des producteurs cachent au grand public qu’ils ont utilisé l’IA. Mais je reste optimiste, les spectateurs/spectatrices savent faire la distinction même sans le verbaliser, et je suis certain que le grand public n’est pas demandeur de projets écrits ou développés par des individus autres que l’humain.
Pour revenir à Mars Express, le casting vocal est très bon, que ce soient Léa Drucker, Daniel Njo Lobé, Mathieu Amalric..et même des noms plus surprenants tels qu’Usul ou le Capitaine du NEXUS VI ! Le casting vocal s’est fait d’entrée de jeu ?
(rires) Je voulais aussi amener des gens que j’aimais bien histoire d’apporter un peu de nouveauté. Du coup j’ai employé des graphistes qui n’avaient jamais bossé dans l’anim’ ou le cinéma, et c’était pareil avec Usul dont j’aimais bien le travail et qui incarne donc le professeur.
Pour Léa Drucker, on a beaucoup étudié la question avec les producteurs, et je l’aimais beaucoup dans le film Jusqu’à la Garde. Elle apporte quelque chose de très distingué au personnage d’Aline, mais aussi une vraie force qui caractérise le personnage ! Le reste du casting s’est fait dans cette philosophie où on voulait trouver les bonnes voix pour chaque personnage, avec ensuite les sessions d’enregistrement supervisées par Martial Le Minoux (directeur artistique sur le doublage).
Mars Express dispose également d’un score atmosphérique aux sonorités synthétiques, on retrouve là encore le duo Fred Avril & Philippe Monthaye : concernant l’identité sonore du métrage, est-ce que tu as laissé le duo potasser dans leur coin tranquillement, ou alors il était nécessaire d’avoir une collaboration régulière tout au long de processus de fabrication du film pour concevoir son identité musicale ?
J’ai donné une intention de départ, qui était d’imaginer des sons créés à la fois analogiquement et synthétiquement, pour ensuite les combiner ensemble. Mais bon je pense que ça les a saoulé que je demande une idée pareille (rires) donc ils sont partis sur autre chose en allant chercher des instruments des 2 natures. Ils ont donc composer certains morceaux plus analogiques et d’autres plus électroniques, mais sans les fusionner. Je les ai ainsi laissé développer la musique du film, tout en leur donnant du feedback si nécessaire.
On approche de la fin, du coup maintenant que tu vas pouvoir profiter de vacances bien méritées, je voulais savoir si tu avais un passage ou une séquence favorite dans Mars Express ? Ou du moins un morceau dont tu es particulièrement fier ?
J’ai tellement passé de temps sur chaque élément du film que c’est vite compliqué de choisir (rires) ! C’est aussi pour ça que je ne reste pas regarder le film en avant-première après avoir passé 5 ans et demi dessus !
Mais quand même, j’aime bien le passage vers la fin où Aline retourne chez Roy Jacker ou bien la scène d’attaque sur le périphérique ! (NB : c’est aussi une de nos séquences préférées, dont le montage sous tension est digne d’un polar à la Friedkin!)
Je connais tes influences et les films qui ont pute marquer dans les 80-90’s, mais plus récemment est-ce qu’il y a des œuvres plus contemporaines qui ont été des coups de cœur ?
Malheureusement je n’ai pas eu beaucoup de temps pour aller au cinéma dernièrement, je n’ai toujours pas vu le Miyazaki d’ailleurs. Par contre j’ai beaucoup aimé Mad God de Phil Tippett, ou encore une série japanim de SF post-apo appelée Tengoku Daimakyo (« Un Voyage au-delà du Paradis » visible sur Disney+).
Enfin, c’est la question de fanboy : as-tu déjà des idées pour ton prochain projet ? Toujours de la SF ou alors tu aimerais encore explorer un autre genre ?
Oui, j’aimerai beaucoup refaire de la SF, peut-être quelque chose de l’espace, mais pas forcément avec des aliens.
Par contre je peux te dire qu’avec Laurent (Sarfati) on a commencé à développer un nouveau film : un thriller fantastique pour adulte, qui se déroulera à Paris. En plus cela demanderait moins de recherche que Mars Express en terme de décors vu qu’il suffit de sortir et prendre des photos !
Paris a déjà été montrée dans des films de genre, mais je pense que c’est possible de la mettre en avant dans une œuvre d’animation mature !
Propos recueillis au cours de deux entretiens par Charley DELAUNAY pour L’Info Tout Court : en mai 2023 au Festival de Cannes, et en novembre 2023 !