Becoming Karl Lagerfeld étonne et séduit rapidement, en croquant une icône aux contours fragiles, portée par la prestation bouleversante de son acteur principal.
Becoming Karl Lagerfeld succède, forcément, au Yves Saint Laurent de Jalil Lespert, et surtout au grandiose Saint-Laurent de Bertrand Bonello, tout en faisant penser à la récente (et étonnamment réussie) Tapie de Netflix pilotée par Tristan Séguéla. Parce que la mini-série crée par Jennifer Have (Les Bracelets Rouges), Isaure Pisani-Ferry (Vampires), et Raphaëlle Bacqué (adaptée de son ouvrage Kaiser Karl), mise en scène par Audrey Estrougo et Jérôme Salle et produite par Gaumont a tout d’abord l’air de croquer la petite histoire dans l’ombre de celle du créateur déjà incarné par Pierre Niney et Gaspard Ulliel, tant la destinée du couturier allemand s’est toujours avérée diamétralement opposée à celle de son ami et adversaire de toujours, tant dans sa représentation réelle que fantasmée.
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Resté éloigné des abus, et cantonné des années durant au prêt à porter, tandis qu’YSL paradait au milieu de défilés haute-couture et collaborations majestueuses sur le toit du monde de la mode, l’image de Karl Lagerfeld a ainsi toujours été plus glaciale, plus discrète, et sa destinée également demeurée en grande partie inconnue. Parce qu’après des débuts rappelant la très lisse vision du projet de Jalil Lespert, et celle d’un businessman se confrontant peu à peu aux limites de son époque rappelant la récente Tapie, Becoming Karl Lagerfeld séduit autant qu’elle bouleverse, à l’image de l’interprétation toute en finesse du mésestimé Daniel Brühl, qui n’attendait qu’un rôle comme celui-ci pour enfin briller à sa juste mesure.
Petite(s) coupure(s)
Becoming Karl Lagerfeld débute par un épisode plutôt lisse, paraissant n’être qu’une compilation sans âme de tout ce que la mode a pu inspirer au cinéma, des playlists de soirées branchées au tumulte des défilés de mode, et de sa horde de journalistes à la plume assassine. Pourtant, dans ce décorum remâché, un homme s’efface, se perd, échoue, et surtout, rapidement, il bouleverse, il s’appelle Karl Lagerfeld. Et soudain, il suscite l’adhésion, d’une série qui ne se contentera ensuite plus de bêtement enchaîner les dates telle une ronflante page Wikipédia, mais d’orner ses représentations bien connues (Outre Yves Saint-Laurent, on y apercevra pêle-mêle Andy Warhol, Pierre Bergé et même Marlene Dietrich) de petites coupures de plus en plus béantes d’une stature qui ne cesse de s’affaisser pour mieux se relever et surtout se révéler.
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D’un cœur et d’un corps étouffant de solitude, et d’un manque de confiance en soi traduit dans une étouffante posture de perpétuel maître de soi, Daniel Brühl impressionne, tout comme Théodore Pellerin en Jacques de Bascher, dont le portrait s’avère bien plus fouillé, plus complet et donc plus complexe que les incarnations étranges et toxiques des longs-métrages dédiés à Yves-Saint-Laurent. En ajoutant l’interprétation fabuleuse de ce dernier d’Arnaud Valois, l’on obtient trois superbes portraits d’hommes brisés par la compétition, la réussite, et le fait de devenir quelqu’un dans une époque qui rejette leur préciosité et leur différence. Transfiguré en monstres de travail, les voilà bourreaux d’un homme perdu, transformé en jouet à ses propres dépens.
Tissus de vérité
Et c’est là que jaillit la richesse de l’écriture de Raphaëlle Bacqué, Dominique Baumard, Jennifer Have et Isaure Pisani-Ferry, ayant réussi à transfigurer la destinée discrète de Karl Lagerfeld en une série feuilletonesque alliant efficacité et fêlures avec beaucoup de talent. Becoming Karl Lagerfeld joue ainsi sur plusieurs tableaux, du portrait d’un homme méconnu, aux plaies profondes (bouleversantes scènes de solitude, et de crises de boulimie où l’émotion envahit), à la success-story clinquante et kitsch d’une époque où l’insouciance commençait dangereusement à s’essouffler, et où le capitalisme s’avérait (déjà) plus dévastateur que libérateur, rongeant peu à peu les hommes, et le monde de l’art pour n’en laisser que des âmes vides, épuisées et cruellement seules.
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Becoming Karl Lagerfeld dessine ainsi les contours d’une icône fragile avec beaucoup de sensibilité, tout comme elle parvient à narrer sa destinée avec beaucoup d’efficacité et d’allant. On y retrouve ainsi, sans la maestria et le regard d’artiste de la grande œuvre qu’était le Saint-Laurent de Bertrand Bonello, une proposition, qui sans impressionner, demeure, à l’image du Kaiser, aussi rythmée et bien travaillée que bouleversante dans ce qu’elle révèle, par petites touches, de son intimité.
La première saison de Becoming Karl Lagerfeld est disponible sur Disney+.
Avis
Une réelle belle surprise que la vie méconnue de Karl Lagerfled, dont l'image d'icône fragile parvient directement jusqu'au cœur, grâce à l'interprétation bouleversante de Daniel Brühl et du tempo imparable d'une série à l'efficacité haute-couture.