Steven Spielberg s’attaque pour la toute première fois de sa carrière au genre de la comédie musicale. Fruit d’une envie présente depuis plus de 20 ans, le légendaire réalisateur décide de s’attaquer à une nouvelle version de West Side Story. Si la crainte d’un remake inutile pouvait fleurir dans nos esprits, le résultat est au contraire au-delà des espérances. Nous avons non seulement un des meilleurs films de Spielberg, mais sans doute une pierre angulaire majeure du genre !
L’histoire est aussi ancienne que les mythes fondateurs : deux clans opposés, la lutte pour un territoire, deux êtres enivrés d’un amour interdit. Relecture moderne de Roméo & Juliette, West Side Story (créée en 1957) fait partie de ces grands noms de la comédie musicale de Broadway, mais aussi de l’Histoire du cinéma ! Outre les musiques légendaires composées et écrites par Leonard Bernstein et le regretté Stephen Sondheim, ainsi que le travail chorégraphique de Jérome Robbins, c’est le film de Robert Wise qui l’aura fait passer à la postérité !
En 1962, West Side Story version cinéma triomphe avec pas moins de 10 Oscars, et laisse une empreinte durable dans le genre. C’est donc avec stupéfaction que nous apprenons initialement la nouvelle : Steven Spielberg va mettre en scène une nouvelle version, plus proche de la pièce d’origine. Réalisateur que l’on ne présente plus, et derrière une multitude de longs-métrages incontournables (Les Dents de la Mer, Rencontres du Troisième Type, Indiana Jones, Jurassic Park, Il Faut Sauver le Soldat Ryan, Minority Report …), l’impatience était également synonyme d’interrogation et de crainte. Et pourtant, ce dernier impose un tout nouveau standard en confectionnant cette histoire comme si elle avait été écrite pour lui !
Nous sommes dans les années 50, à New York. Deux gangs se disputent violemment le quartier de l’Upper West Side de Manhattan (d’où le titre !) : d’un côté nous avons les Jets (fils d’immigrés irlandais et polonais), de l’autre les Sharks (d’origine portoricaines). Une rivalité entre deux clans représentant les laissés-pour-compte de l’Amérique (mais également son propre futur) sans possibilité d’entente. C’est au milieu de ce climat de haine et de lutte de pouvoir que l’interdit va être commis. En effet, Tony (ancien fondateur des Jets) et Maria (sœur du leader des Sharks) vont immédiatement tomber amoureux et vouloir vivre leur passion. Évidemment, les choses ne vont pas forcément être toutes roses (on a précisé que le récit s’inspirait de Shakespeare?)…
Autant le dire tout de suite, cette nouvelle version conserve le récit global, ainsi que la bonne dizaine de musiques constituant West Side Story. Spielberg aura longtemps voulu s’atteler à la comédie musicale, une passion sans doute en lien avec sa mère pianiste. Profondément marqué par le film de 1961, l’histoire intemporelle de Bernstein, Robbins et Sondheim n’aura été que le matériau de base évident pour un projet qu’il mûrit depuis presque 20 ans. Mais est-ce suffisant pour rendre cette entreprise légitime, d’autant que l’œuvre de Wise est encore aujourd’hui un modèle de film qui survit aux années ?
Magnifier West Side Story
Aussi marquant et sophistiqué que soit le précédent film (malgré un bon nombre de plans statiques), sa dimension versant dans le théâtral ainsi que le colorisme de nombreux acteurs caucasiens offraient une dimension plutôt illustrative de son contexte socio-historique. Steven Spielberg embrasse une approche complètement opposée, en traitant West Side Story comme un vrai drame à la reconstitution d’époque précise. D’entrée de jeu, on nous offre un long plan-séquence virtuose évoluant en 3 dimensions. S’ouvrant sur le chantier d’un Upper West Side gris et en ruines, prêt à être gentrifié, on est bien loin du panorama aérien d’un Manhattan coloré présent dans le film de 1961.
La note d’intention est claire, et la superbe direction artistique alliée aux décors d’Adam Stockhausen (The Grand Budapest Hotel, The French Dispatch, Le Pont des Espions, Ready Player One) concourt à retranscrire le New York d’époque, tout en proposant un véritable festin oculaire devant le foisonnement de détails. Outre l’histoire d’amour centrale, ce West Side Story est également un pinacle de la love story entre Spielberg et Janusz Kaminski (son chef opérateur depuis La Liste de Schindler). Ce dernier propose une photographie absolument somptueuse et variée, faisant presque office de personnage à part entière. Silhouettes au sol telles des lames qui s’entrechoquent, jeux d’ombre lors de séquences nocturnes, ou encore mise en lumière du coup de foudre Tony/Maria au milieu de la foule…c’est d’une splendeur à couper le souffle et un réel outil de storytelling !
Tout comme Kaminski, Spielberg signe avec West Side Story un de ses tous meilleurs travaux en terme de pure réalisation. Une maîtrise formelle assez ahurissante, capturant l’intimité ou le grandiose des divers numéros de foule, pour une fabrication totalement millimétrée. Chaque plan (court ou séquence complexe) fait sens. On pourrait par exemple citer la célèbre scène où Tony va voir Maria, perchée à son balcon : chaque élément du décor (grille, escalier) concourt à les séparer, malgré leur promiscuité. On tient là un grand représentant de ce que le cinéma offre de plus excitant et parlant, toujours en adéquation avec le récit !
Par ailleurs, si le style global change, toutes les chansons cultes sont bien là (avec 2-3 changements d’ordres et également d’interprète) ! Mais surtout, le maestro les implémentent mieux au récit, et fait en sorte qu’elles ne soient pas des parenthèses chantées où le temps s’arrête. Chaque morceau raconte quelque chose et poursuit à merveille la narration globale, tel un prolongement à la fois empli de grandiloquence mais également de réalisme. On notera une excellente réorchestration de la musique de Bernstein par David Newman (Anastasia, Galaxy Quest), dynamisant l’hymne des Jets, Gee, Officer Krupke (formidable réimagination sous forme de mise en scène à l’humour slapstick!) ou bien Cool (désormais mettant en lumière l’irruption de la violence entre Tony et Riff).
Casting de campeones
En 1961, on se souvient notamment de Georges Chakiris et Rita Moreno ayant eu un Oscar, respectivement en interprétant Bernardo et Anita. Le casting de ce West Side Story quant à lui est impeccable, permettant d’éviter le colorisme d’antan, avec une distribution diversifiée entre acteurs occidentaux et hispaniques. L’occasion donc de découvrir de nouveaux (incroyables) talents, comme Rachel Zegler en Maria. Capable d’être à la fois attendrissante immédiatement, d’arborer un accent portoricain à couper au couteau et de pousser la chansonnette de sa voix angélique, elle représente une Maria virginale absolument parfaite.
En face, Ansel Elgort (Baby Driver) paraît peut-être plus en retrait au premier abord, mais arrive avec sobriété et charme à offrir un contrepoids tout autant à l’aise dans les numéros chantés ou dansés. Ariana DeBose (Hamilton) est absolument incandescente de charme (et sans doute la danseuse la plus mise en valeur) en Anita, et fait d’America un des grands moments de grâce de West Side Story (presque) à elle seule ! Mike Faist (Riff) et David Alvarez (Bernardo) sont quand à eux de sacrées révélations pour camper les chefs respectifs des Jets et des Sharks. De plus, Rita Moreno est de retour à 90 ans, dans le rôle féminisé du Doc, et propose une des performances les plus touchantes du film (les frissons lors de Somewhere!). Un casting franchement remarquable, capable de chanter, danser et jouer comme des cadors !
Le scénariste Tony Kushner (Angels in America), qui avait déjà collaboré avec Spielberg sur Munich, livre cette fois un script qui décuple la charge politique de cette guerre sociale et raciale. L’introduction de West Side Story parle d’elle-même, avec cette façade arborant un drapeau portoricain vandalisé. L’adversité, et la peur de l’autre sont des éléments qui avaient beau être déjà présents, Spielberg et Kushner parviennent à offrir un regard plus ample sur un Americana truffé de frontières et de lutte de classes insidieuses, où dans la précarité nait la haine. Une des grandes idées du film est par ailleurs de mettre à égalité l’anglais et l’espagnol (souvent non sous-titrée et sans souci de compréhension), mettant en exergue le fait que l’Amérique de demain nait d’une richesse multi-culturelle.
Movie of the Year
Si l’on pouvait craindre une nouvelle version sans âme qui n’avait rien à apporter, c’était mal connaître Steven Spielberg. Cinéaste humaniste et extrêmement important dans l’histoire du cinéma américain, ce dernier fait de ce West Side Story une version définitive et tout simplement essentielle. Histoire d’amour certes archétypale mais d’un romantisme à fleur de eau, on tient là une nouvelle référence dans le genre de la comédie musicale doublée d’un récit fort, à la fois intemporel et plus que jamais d’actualité.
Virtuose, émotionnel, brillamment interprété, exécuté avec passion, filmé avec génie, ne passons pas par quatre chemins : on tient sans doute le chef-d’œuvre de l’année. West Side Story, en plus d’être instantanément un des plus grands films de Spielberg, peut se targuer d’être ce que la comédie musicale nous aura offert de plus beau et de plus fort au cinéma. Classique instantané !