Guillermo Del Toro est un des cinéastes les plus importants des 20 dernières années, proposant à chaque fois des mariages d’univers et d’influences extrêmement réjouissants. Et près de 4 ans après ses Oscars pour la Forme de l’Eau, le voilà de retour avec Nightmare Alley. Pas d’univers fantastiques ou de créatures d’outre-monde cette fois-ci, mais un vrai et grand film néo-noir où les monstres sont bien les humains. Pourvu d’un casting et d’une reconstitution admirables, ce film n’est ni plus ni moins qu’une des plus grandes (et plus noires) réussites de son fabuleux auteur !
Réalisateur prolifique en terme de conception de films, Guillermo Del Toro a paradoxalement réalisé à peine un quart des productions auxquelles il a été attaché. Grand geek à ses heures perdues autant que cinéphile aguerri et adorateur de monstres en tout genre, sa carrière américaine partait sur de mauvais rails avec Mimic en 97 (saboté par les Weinstein). Il aura cependant fallu attendre le touchant L’Échine du Diable (touchante histoire de fantôme en pleine Guerre d’Espagne) pour voir le mexicain propulsé sur le devant de la scène blockbusteresque. Aux côtés de Sam Raimi, il aura su parfaitement manier et adapter les codes du comic book (le jouissif Blade II et les Hellboy), tout en accouchant de son chef-d’œuvre (le magnifique Labyrinthe de Pan).
Passées plusieurs déboires et projets avortés (Le Hobbit, Justice League Dark, les Montagnes Hallucinées…), Del Toro aura su déballer une lettre d’amour inspirée au genre du kaiju eiga et au mecha-porn issu de la japanimation (Pacific Rim), avant de s’aventurer vers le gothique (Crimson Peak) et une romance fantastique sur fond de Guerre Froide (la Forme de l’Eau). Mais avec Nightmare Alley, le réalisateur s’essaye à un tout nouveau genre : celui du film noir ! Une production qui aura duré 4 ans, en plus d’être un projet de longue date (Ron Perlman lui ayant fait découvrir le roman de base au milieu des 90’s, lorsque Del Toro réalise son premier film Cronos).
Nightmare Alley est connu comme un beau film en noir et blanc de 1947 réalisé par Edmund Goulding. Néanmoins, cette adaptation édulcorait pas mal d’éléments de la source même du récit (notamment via une happy ending un peu forcée), qui est un roman de William Lindsay Gresham publié en 1946. Décidé à revenir aux bases mêmes de l’œuvre, Del Toro s’entoure d’un casting de prestige (Bradley Cooper remplace Leonardo DiCaprio en tant que protagoniste principal) et d’une équipe de gagnants afin de proposer un film de genre classieux et cauchemardesque complètement unique dans le paysage hollywoodien !
Le cirque de la vie
Nightmare Alley débute de manière énigmatique, mais diablement excitante : dans l’Amérique de 1939, Stanton Carlisle (Bradley Cooper) met le feu à une vieille maison isolée, après y avoir abandonné un corps. Sans le sou et sans but, son errement l’amènera à rencontrer la troupe itinérante d’un cirque. Rapidement, Carlisle trouvera ses marques au sein de cette nouvelle famille et tombera amoureux de Molly (Rooney Mara). Cependant, alors qu’un couple de diseurs de bonne aventure lui font découvrir l’art de tromper son monde à la manière d’un mentaliste, Stanton va se découvrir un don pour la télépathie…ou du moins c’est ce qu’il tentera de faire croire au plus grand nombre ! Désireux d’être célèbre, son chemin va le mener à New York vers une mystérieuse psychologique du nom de Lilith Ritter (Cate Blanchett). S’ensuivra une dangereuse bascule vers les hautes sphères du pouvoir, et les plus viles bassesses.
Un poids de départ tout à fait savoureux, mais Nightmare Alley se vit comme l’épopée obscure d’un charlatan sur plusieurs années (le gros du film se déroulant entre 1939 et 1941), tout au long des 2H30 bien remplies du métrage. Et s’il n’est ici pas question d’univers fantastique, Del Toro y injecte régulièrement tout son univers visuel référencé. La première moitié du métrage (le cirque) en est par ailleurs un bel exemple : toujours grand défenseur de la marginalité et adorateur des freaks (Freaks de Tod Browning y est d’ailleurs cité), le cinéaste se plait à filmer avec grâce et méticulosité ces décors riches et colorés, comme pour y sublimer le bizarre et le grotesque ! Un décorum de choix pas si éloigné en intention du marché des trolls d’Hellboy II, avant le point pivot du métrage.
Car après cette passionnante phase où Stanton Carlisle va petit à petit se construire et s’élever en se découvrant un don et l’amour, Nightmare Alley délocalise son action dans les décors froids et presque brutalistes du New York des années 40. Dès cet instant, où le protagoniste est à son sommet, une tension en étau s’enclenche dans la plus pure tradition du film noir, alors que Carlisle se met à fricoter avec toute sorte d’individus en promettant de communiquer avec l’au-delà. Un jeu dangereux, pour le meilleur et pour le pire !
Et là est toute la finesse, le grandiose et l’infinie générosité de ce film, suivant une structure et des intentions dramaturgiques à l’opposé total des carcans d’aujourd’hui. Le rythme y est lancinant avec plusieurs saillies régulières, que ce soit en terme de suspens, de mystère ou de violence pure. Car outre cet amour pour le carnival show teinté de gothisme et le thriller néo-noir, Nightmare Alley verse insidieusement dans l’horreur psychologique avec un brio rare. En résulte donc le métrage le plus nihiliste de Guillermo Del Toro !
Nous ne sommes que viles poussières
Outre une représentation du monde du spectacle (on pourrait presque y reconnaître le réalisateur, bourlinguant sur les routes enquête du succès en décuplant l’imagination du grand public) et de l’art de la tromperie, Nightmare Alley se veut une peinture désenchantée d’une condition humaine dominée par nos plus bas instincts, et dont les fantômes du passé opèrent tels de profondes plaies poussant à la destruction ! Le tout s’articule comme une spirale infernale et un jeu d’attraction-répulsion avec la mort même, qui n’est pas sans rappeler la caractérisation du capitaine Vidal dans le Labyrinthe de Pan ! En effet, Carlisle arbore comme ce dernier une montre à la fois sous forme de memento mori (objet censé nous rappeler notre condition de mortel) et de totem symbolisant le lourd passé du personnage.
Un passé progressivement révélé au spectateur par flash-backs, alors que Del Toro distille avec parcimonie divers fusils de Tchekhov et autres indices sur la suite du récit. C’est alors que de « simple » thriller noir, Nightmare Alley se mue in fine en véritable tragédie mythologique, où le « héros » fait fi des signes d’une sombre destinée au profit de l’avarice et sa soif inexorable (outre la posture-clé d’une carte de tarot reprise de l’illustration du bouquin de 1946, l’élément le plus marquant sera celui d’un foetus diphorme pourvu d’un 3e œil, utilisé tel un juge, un rappel et un avertissement de l’avilissement de l’homme).
Avec Crimson Peak, Guillermo Del Toro retrouvait Dan Laustsen (John Wick 2, Le Pacte des Loups) en tant que chef opérateur, avec qui il avait déjà collaboré sur Mimic. Et ce qui est certain, c’est que cette collaboration se poursuivant de film en film porte encore une fois ses fruits : Nightmare Alley est magnifique visuellement ! Une photographie glacée qui joue à intervalles réguliers avec les zones d’ombre et les couleurs (plus douces dans la première partie, beaucoup plus froides dans la seconde), conférant au métrage une impression de « noir & blanc » coloré. Là encore le langage des films noirs 40’s-60’s comme Poursuites dans la Nuit de Jacques Tourneur, l’Ultime Razzia de Stanley Kubrick ou bien Né pour tuer de Robert Wise !
Obscur passé sublimé
Mais ce n’est pas tout, car même en terme de direction artistique (domaine sur lequel le réalisateur a du flair depuis toujours) le film impressionne à plus d’un titre. De ces décors de cirque fourmillant de détails (du practical jusque sur les bocaux en étagère !) au luxueux cabinet du Dr Ritter en passant par une bâtisse déjà entraperçue dans l’Antre de la Folie de Carpenter, Nightmare Alley est une œuvre à 60 millions comme on en fait plus depuis bien longtemps malheureusement !
Et comment ne pas aborder une autre grande réussite : le casting ! Bradley Cooper (A Star is Born) livre sa meilleure performance pour un personnage complexe (se révélant progressivement à fortes nuances de gris); Cate Blanchett (Carol) y est délicieusement vénéneuse en femme fatale ; Rooney Mara (Millenium) est l’attendrissante boussole morale du récit ; tandis qu’on se plaira à découvrir David Strathairn (Nomadland) et Richard Jenkins (La Forme de l’Eau) en individus rongés par leurs actes, un Willem Dafoe (The Lighthouse) admirablement détestable; Ron Perlman (Hellboy), Toni Collette (Hérédité) et Holt McCallany (Mindhunter) en personnages marqués par la vie mais attendrissants…Bref un beau casting de stars pour un trombinoscope de personnages complexes !
Au final, Nightmare Alley est ni plus ni moins qu’un nouveau petit bijou d’un cinéaste passionnant, parvenant à marier les genres avec maîtrise. On regrettera un tantinet un score de Nathan Johnson (Knives Out) plutôt anonyme ainsi qu’un léger ventre mou en terme de narration au deuxième acte (avant que le dernier tiers ne vienne réellement justifier le titre du film) pour en obtenir un grand film, mais Guillermo Del Toro nous abreuve d’un de ses meilleurs films. Une œuvre magnifiquement sombre, qui par ailleurs se conclut sur une des fins les plus noires de mémoire récente ! Excellent !