En s’emparant du roman de Thomas Bernhard La Platrière, la metteuse en scène et musicienne Séverine Chavrier livre un spectacle polysensoriel détraqué. Ils nous ont oubliés nous enfonce dans la folie destructrice d’un homme cloîtré dans son espace intérieur. Un huis-clos glaçant de réalisme qui vous prend de toutes parts.
Le cri des corneilles raisonne dans la nuit noir. Des bruits de pas dans la neige. Des lampes torches s’agitent dans l’espace, elles cherchent quelque chose, mais quoi ? L’ombre des sapins se reflète sur un voile noir étiré à l’avant scène. Le visage d’un homme apparaît en vidéoprojection, il revient sur cette nuit de Noël où le corps de Madame Konrad a été retrouvé à l’ancienne plâtrière. A ses côtés, son mari, Konrad, à moitié mort de froid et fou, une carabine à la main. Le suspect idéal.
Ils nous ont oubliés n’est pas le récit d’une enquête, oh non, mais l’exposition méticuleuse de la vie d’un couple les quelques jours précédents un crime. Séverine Chavrier dépèce avec minutie ce qu’il a été et ce qu’il ne sera plus. Un kaléidoscope débridé fait d’images vidéo, de corps, de voix et de musique live.
Dans l’intimité du couple
“Au fond, notre vie commune a été une erreur dès le début”, une relation vouée à l’échec. Et aujourd’hui, entre Konrad (Laurent Papot) et sa femme (Marijke Pinoy) s’est développée un lien malsain fondé sur la dépendance mutuelle. Elle, paralytique, dépend physiquement de son mari et subit ses expérimentations quotidiennes. Lui, chercheur fou, dépend par son travail de sa femme et subit ses réclamations intempestives. Elle et Lui, deux entités qui se complètent et se dévorent, deux entités d’un même corps.
Dans cette relation bilatérale s’insère un élément perturbateur : l’infirmière (Adèle Bobo-Joulin). Personnage inventée par Séverine Chavrier, elle est celle qui vient pointer et exacerber les tensions, les conflits. Alors qu’elle noue une amitié avec Madame Konrad, elle ne cesse de mettre Konrad face à ses échecs et contradictions, lui rappelant constamment qu’il n’a jamais commencé ce “traité médico-mathématico-métaphysique” sur l’ouïe, l’œuvre de sa vie. Elle est celle qui vient combler un vide impossible à remplir, qui met en lumière la fragilité de cet homme qui se croit encore capable de s’occuper de sa femme, et de lui.
Et la folie dans tout ça ?
Il faut s’accrocher pour entrer dans l’univers de ce spectacle, qui aux premiers abords, n’est pas particulièrement accueillant et compréhensible. Qui plus est, la première partie reste la plus énigmatique et expérimentale. La multiplication des écrans, des personnages fantomatiques aux visages masqués, les dialogues et les longues tirades insensés, mettent le trouble et désarçonnent. Séverine Chavrier nous emmène dans un univers inhospitalier et froid, un lieu régi par la folie et la solitude.
Et puis, le fil rouge d‘Ils nous ont oubliés s’étire et s’enrichit. La partie 2 nous convainc qu’il faut aller jusqu’au bout de cette œuvre de plus de 3 heures. La folie destructrice et la paranoïa de Konrad s’accroissent et déteignent sur les autres personnages. Toute la plâtrière est en proie à la psychose, et bizarrement, elle en devient plus lisible. Ce qui relie les personnages se fait moins trouble, nous apprenons à connaître leur folie, elle déteint sur nous.
Un espace fracturé
La scénographie d’Ils nous ont oubliés conçue par Louise Sari accentue la perte des repères du public. Grâce à la vidéo, l’immersion au sein de la plâtrière est totale. Elle propose un regard direct sur l’ensemble des éléments qui la constituent. Les gros plans et les inserts prolifèrent, on entre au cœur de cet environnement toujours plus hostile. Mais en même temps, notre regard est flouté, biaisé. Se repérer dans l’espace devient compliqué, les lieux se mélangent – bureau, cave, chambre, couloir, cuisine, jardin – et ne s’offrent pas directement à nos yeux. Les caméras de surveillance avec lesquelles les personnages se filment s’infiltrent dans chaque zone, les quadrillent, les multiplient. Ces petits espaces deviennent un labyrinthe bien plus vaste.
Comme un reflet à la folie de Konrad, cette plâtrière perdue au cœur d’une forêt des Alpes autrichiennes évolue. Elle est en proie aux éléments extérieurs, à la neige et au froid. Elle se détériore et se fragmente, perd des bouts d’elle-même. Ces transformations mettent à nu les personnages, plus rien ne cache leur folie.
La folie de l’ouïe
Mais surtout, il y a ce travail sur la sonorisation, qui déforme lui aussi l’espace par des jeux d’écho, d’intensification des sons. La plâtrière devient un endroit où les bruits prennent vie et part aux dialogues. Les portes claquent, la vaisselle tinte, les murs vibrent, la clochette sonne, les oiseaux piaillent, leurs ailes susurrent à nos oreilles. L’ambiance sonore est mise au premier plan et résulte directement de l’hyperacousie de Konrad, de ses hallucinations auditives : “j’entends tout, j’entends vos pensées cérébrales”.
Sur scène, le percussionniste Florian Satche improvise sa partition. Un son plus métallique et froid qui se fait crescendo. Le rythme s’intensifie, le volume augmente, tout est brouhaha, une folie à l’état pur, une atmosphère sonore qui les englobe et les avale, qui nous enveloppe et nous dévore.
Ils nous ont oubliés est une œuvre d’un autre genre, une création organique qui plonge dans la folie de l’homme. Un spectacle dont il n’est pas possible de sortir indemne, qui remue dans nos têtes encore longtemps après.
Ils nous ont oubliés se joue du 16 janvier au 10 février au théâtre La Colline.
Avis
La dernière création de Séverine Chavrier Ils nous ont oubliés est sensoriellement détraquée. Un amoncellement d'images, de voix, de sons et de musique qui vous emporte dans un tourbillon de sensations. La folie d'un couple, son anéantissement, tout est présent pour vous mettre mal à l'aise. De cette plâtrière perdue, il n'est pas possible d'en sortir indemne.