En s’attaquant à la vie d’Édouard Limonov, Kirill Serebrennikov cartographie les grands mouvements politiques entre Est et Ouest ayant façonné la vie du célèbre poète et dissident russe. Une leçon de mise en scène, portée par l’impeccable interprétation de Ben Wishaw !
Édouard Limonov est un personnage parfait pour le cinéma : poète, romancier, dissident, homme politique.. Une figure russe importante n’ayant jamais réellement trouvé sa place, que ce soit dans l’URSS, à New York ou en France. Une vie riche, rythmée par les grands bouleversements socio-politiques de la seconde moitié du XXe siècle.
Une vie impeccablement résumée et condensée dans le livre biographique Limonov d’Emmanuel Carrère, dont Kirill Serebrennikov signe ici l’adaptation pour un projet international (son premier tournage hors de la Russie). Mais plus encore, on peut trouver des connivences entre la vie du réalisateur et Limonov, tous deux emprisonnés puis exilés de leur mère-patrie en raison de leur opinion politique et de leur art.
Un projet adéquat, retraçant donc une trentaine d’années de la vie d’Édouard Veniamenovitch Savenko, poète russe amateur de libération des esprits et de lectures de grands auteurs. Un penchant qui ne va évidemment pas faire bon ménage avec le parti soviétique de l’époque, l’invitant donc à quitter l’Europe pour la contre-culture américaine.
Serebrennikov, ou le chorégraphe de la dissidence
Dès ses premières séquences chiadées (superbe photographie de Roman Vasyanov, le chef opérateur de David Ayer), Kirill Serebrennikov affiche encore un niveau de maîtrise scénographique absolument redoutable. On savait l’auteur de Leto, La Femme de Tchaïkovski et La Fièvre de Petrov ultra compétent à ce niveau, dont le passif en tant que metteur en scène de théâtre se matérialisait dans de grandes séquences opératiques, où le mouvement de caméra épouse les déambulations à travers l’espace-temps des protagonistes, mais également au sein de leur propre équilibre psychologique.
Et c’est définitivement sur ce dernier abord que Limonov séduit d’entrée de jeu, court-circuitant le programme du biopic classique par une énergie punk directement supportée par sa BO rock et les effets de style extra-diégétiques (jeu sur le format, les couleurs et les inscriptions). Abandon des teintes monochromes dès que Savenko choisit le nom de Limonov (« grenade »), décors ultra-réalistes du New York des 70’s recréé en studio, implantation des marqueurs de lieu et de temps au sein de la production design, narration en voix-off..
Serebrennikov use d’une grammaire cinématographique des plus amples, ressuscitant des influences du Nouvel Hollywood (Taxi Driver est cité, mais c’est définitivement du côté de John Schlesinger et son Midnight Cowboy) se mariant avec la brillante mise en place des plans-séquences caractéristiques du cinéaste russe. Du pur cinéma donc, proposant un réel travail sur la texture photographique ou la dynamique des corps.
Et c’est donc là qu’on parle d’adaptation (et donc de frustration !) : même si Limonov lorgne vers du biopic-fleuve (on peut même faire un parallèle au grand Malcolm X de Spike Lee, partageant des similitudes dans le traitement de leur protagoniste), Serebrennikov s’intéresse avant tout à la dimension psychologique du personnage, s’attardant beaucoup plus sur le caractère émotionnel et sexué du personnage.
Dans la tête torturée de Limonov
Une première heure et demi absolument parfaite, où la rupture amoureuse de Limonov le mène à l’exploration (voire l’expérimentation) débridée du milieu avant-gardiste new-yorkais, en même temps que la misère. Serebrennikov n’hésite d’ailleurs pas à nous plonger dans la tête d’Eddie, via quelques séquences fantasmées infusant la déchéance morale de cet anti-héros.
Mais intervient ensuite un point de bascule, alors que le spectateur découvre les années 90 et 2000 après une leçon d’ellipse temporelle prenant la forme d’une rue détruite, où des images projetées sur les murs nous font voyager à travers le temps.
En effet, alors que Limonov prend beaucoup de temps à nous conter une histoire d’amour anecdotique dans le roman de Carrère (l’auteur a même une séquence dans le film), la suite du métrage délaisse tout l’aspect politique du dissident. Bien entendu, ses vues anarchistes, la mise en place de son mouvement ultra-nationaliste ou bien son emprisonnement en Russie sont abordés (là encore via une admirable maîtrise narrative se conjuguant à la mise en scène), mais au détriment de tout point de vue creusé ou densité politique.
Politique éludée
Un comble pour une telle figure ayant activement participé à la Guerre en Yougoslavie, et qui s’est directement opposer à Poutine sur la fin de sa vie. L’invasion de l’Ukraine et la Crimée par la Russie a également beau être évoquée par texte lors de l’épilogue, il paraît dommage qu’un tel évènement majeur dans les prises de vue publiques de Limonov ne soit pas intégré au scénario.
La seule faiblesse du métrage donc (un film de 2h45-3h aurait été parfait, en plus de montrer son goût pour les soirées mondaines parisiennes, le jeu avec les médias ou vis-à-vis du personnage qu’Édouard s’est créé), qui outre l’impressionnant savoir-faire de Kirill Serebrennikov, bénéficie de la meilleure performance de Ben Wishaw ! L’acteur britannique disparaît derrière Limonov, tout en mimiques adéquates et accent russe au cordeau, jusque dans l’implication physique du personnage. Un Prix d’interprétation masculine cannois gagné d’office en quelque sorte, pour un nouveau très bon film de Serebrennikov.
Limonov : la Ballade sortira au cinéma le 4 décembre 2024. Retrouvez tous nos articles du Festival de Cannes ici.
avis
Avec Limonov - The Ballad, Kirill Serebrennikov prouve qu'il est encore un des grands plasticiens actuels du cinéma, malgré une adaptation légèrement décevante d'un point de vue politique de la biographie de Carrère. Mais même s'il passe à côté du statut de grand biopic, l'énergie punk souvent virtuose du cinéaste allié à l'impressionnante performance de Ben Wishaw en font ni plus ni moins qu'une très bonne adaptation !