Tom na Fazenda est l’adaptation brûlante et sublime de la pièce de l’auteur québecois Michel Marc Bouchard, Tom à la ferme.
Tom na Fazenda nous a offert une expérience assez incroyable, comme nous n’en avions encore jamais vécue au théâtre.
Fraîchement débarqué de sa vie citadine, propre sur lui et plein de bonne intentions, Tom se rend aux funérailles de l’homme qu’il aimait. Mais il va vite déchanter en débarquant dans cette ferme familiale isolée du monde où il rencontre la mère et le frère du défunt. Elle ignore tout de l’homosexualité de son fils. Lui sait, mais est prêt à tout pour ne pas laisser la vérité venir salir un peu plus leur famille. De cette rencontre, personne ne sortira indemne. Pas même nous. Un spectacle d’une puissance inouïe.
Une expérience quasi cinématographique
L’intensité de cette pièce nous saisit dès les premiers instants. Déjà grâce à la scénographie d’Aurora dos Campos, magnifiée par les lumières de Tomas Ribas, qui nous captive. Ce plateau recouvert de boue, ces seaux dispersés un peu partout et cette unique ampoule suspendue au milieu, posent une ambiance rurale, terreuse et moite dans laquelle on plonge littéralement sans qu’aucun autre décor ni accessoire ne soit nécessaire.
L’intérieur de la maison, l’étable, l’église, la répugnante fosse aux vaches… On visualise chaque espace comme si on regardait un film. L’atmosphère de chacun d’eux nous imprègne, la tension qui règne est palpable. Même ce que l’on ne voit pas est parfois presque insoutenable. C’est dire à quel point l’interprétation d’Armando Babaioff, Soraya Ravenle, Gustavo Rodrigues et Camila Nhary est troublante d’intensité et de réalisme.
La performance d’acteur qu’ils livrent est d’autant plus incroyable que cette pièce exige une profondeur de jeu et un engagement corporel qui flirtent avec l’abandon de soi et ne laissent aucune place à l’ego. Tout particulièrement pour les personnages de Tom et du frère, merveilleusement incarnés par Armando Babaioff & Gustavo Rodrigues, qui se confrontent sans cesse, animés par une énergie primale, brutale, organique.
Tom na Fazenda nous met ko
Si quelques coups de cœur se faufilent çà-et-là au gré de nos découvertes artistiques, les coups de poing, eux, sont plus rares. Nous avions reçu le précédent lors du dernier Festival OFF d’Avignon avec la pièce Occident, de Rémi Devos, puissamment interprétée par Virgile Daudet et Aurélie Cuvelier Favier. Et, là encore, c’est tout autant la mise en scène que le jeu des comédien(ne)s qui nous ont littéralement subjugués.
« Tom na fazenda va au-delà d’une simple performance artistique, c’est un geste politique dans le contexte brésilien actuel, dans un pays qui tue le plus d’homosexuels au monde »
Armando Babaioff
Alors, coup de poing oblige, ça secoue un peu, c’est sûr. Et puis ça salit aussi, beaucoup. On se roule dans la boue, dans les crachats, dans le mensonge… Ici, rien qui vient arrondir les angles, polir les bords tranchants ou dissimuler les aspérités. Non, ce qui coupe lacère, ce que l’on n’a pas envie de voir saute aux yeux, ce qui frappe met KO. Tom na Fazenda nous trouble, nous dérange, nous bouscule, nous malmène.
Parfois sourde, parfois explosive, la violence est omniprésente. Elle prend la forme d’un langage entre ces hommes que tout oppose. Elle est dans des propos, des regards, dans une main dans laquelle le frère crache avant de la tendre à Tom ; dans des affrontements physiques aussi, qui flirtent parfois avec la torture tout en sublimant les corps. Des corps qui semblent se chercher autant qu’ils se repoussent sur un sol devenu glissant…
Mentir ou mourir
Sous la menace et les coups de ce frère enseveli sous sa virilité et dont la violence semble sans limite, Tom se résigne à taire la vérité et à jouer le rôle qui lui est imposé. Pour entretenir l’illusion aux yeux de la mère… mais pas que. Car, si on se demande d’abord ce qui le pousse à accepter cette mascarade et à demeurer dans cet environnement si hostile, on comprend peu à peu que chacun y trouve son compte finalement, aveuglé par ses propres illusions.
« Aujourd’hui c’est une partie de moi qui meurt et je ne peux pas pleurer. »
Mais la tristesse, la solitude et la colère le dévorent peu à peu, comme il en va toujours des émotions à ce point refoulées. Et la duperie va parfois si loin qu’elle mène à des situations qui frôlent l’absurdité et déclenchent quelques rires en même temps qu’elles font vaciller un peu plus cette famille meurtrie, en équilibre sur le fil brûlant du mensonge. L’arrivée d’Hellen, notamment, la prétendue petite-amie du défunt, fait tourner la situation au ridicule avant de la faire virer au drame.
Entre attraction et répulsion
Cette pièce nous confronte de plein fouet à l’homophobie, mais elle va en réalité encore plus loin que ça. Car, ce que l’on voit jaillir à travers la haine étouffante de ce frère, c’est la peur viscérale de la différence. Celle qui fait parfois se cramponner de toutes ses forces à ce que l’on croit être la normalité, quitte à se faire violence à soi et à figer la vie. Quitte à tout détruire sur son passage.
Une scène de danse, notamment, retranscrit cela magistralement et avec beaucoup d’intelligence. Les deux hommes aux corps luisants, tout en muscles, semblent enfin parvenir à s’apprivoiser, l’acceptation fait mine d’être en chemin, quelques gestes en trahissent l’envie tout du moins… De la complicité apparaît même, une douceur aussi soudaine qu’inespérée, une tension sexuelle palpable, un silence saturé de désir… Mais la peur, plus forte que tout, féroce, fait taire l’espoir sous les coups, inlassablement.
L’expérience théâtrale que nous propose Tom na Fazenda est assez incroyable et profondément marquante. Car malgré la violence, la brutalité, la sauvagerie qui s’emparent de ces êtres, la sensualité et la beauté qui se dégagent de cette pièce nous troublent. Et l’on ne s’étonne pas que les visages des comédiens soient encore à ce point habités tandis que le public, debout et un peu sonné, applaudit longuement une performance de très haut niveau.
Tom na Fazenda, texte de Michel Marc Bouchard, traduction Armando Babaioff, mise en scène Rodrigo Portella, avec Armando Babaioff, Soraya Ravenle, Gustavo Rodrigues, Camila Nhary, se joue jusqu’au 01er avril 2023 au Théâtre Paris-Villette.
Avis
Créée en 2011 et rendue célèbre deux ans plus tard par l’adaptation cinématographique de Xavier Dolan, cette version brésilienne surtitrée en français de Tom à la ferme offre une expérience théâtrale totalement inédite. L'engagement corporel et émotionnel des comédien(ne)s impressionne et bouleverse.