Les yeux grands ouverts est une comédie grinçante sur notre capacité à entendre et à comprendre notre enfant intérieur.
Les yeux grands ouverts fait partie des pièces que nous avions hâte de découvrir en cette rentrée. La raison tient en un nom : Pauline Cassan.
Si ce nom ne vous dit rien c’est que vous n’avez pas bien lu l’article sur nos coups de cœur du dernier Festival OFF d’Avignon ! En effet, nous vous y parlions de cette épatante comédienne découverte dans une pièce merveilleuse qui abordait l’autisme, et plus généralement la différence : Le jour où j’ai compris que le ciel était bleu, de Laura Mariani. C’est donc avec bonheur que nous la retrouvons sur scène dans cette pièce co-écrite avec son partenaire de jeu, qui en signe aussi la mise en scène, Philippe de Monts.
L’enfance qui s’éternise…
Tandis que nous prenons place dans la salle, des extraits de vidéos apparaissent sur un écran géant. Des souvenirs d’enfance qui défilent et s’entremêlent à des scènes de la vie de couple, de la vie d’adulte. C’est également ainsi qu’est structurée la pièce. Des scènes nous replongent parfois dans l’enfance de Constance qui, dans le refuge de sa chambre, se confie à sa petite voiture qui porte le même nom qu’elle ; dans ses crises de somnambulisme aussi, là où tout vient se mélanger : le quotidien, les espoirs, les blessures.
Et puis, le reste du temps, nous sommes avec le couple dans la maison d’enfance de Constance. Ils sont là car cette dernière s’est donnée pour mission d’organiser une grande fête pour les 30 ans de mariage de ses parents. Et on réalise vite qu’entre son père que l’on ne voit quasiment jamais, toujours à son cabinet de médecin, et sa mère qui n’a pour seule obsession que Lady Di, cette fête a plus d’importance pour elle que pour qui que ce soit d’autre. Alors quand l’organisation comment à prendre l’eau, plus rien ne va. Enfin, pour elle…
Une performance intense
C’est une pièce dense, très dense, autant dans le propos que dans la mise en scène. Si dense que l’on aimerait parfois qu’une fenêtre s’ouvre, juste le temps de respirer un peu, de tout mettre en ordre. Quelques coupes permettraient d’alléger un peu l’ensemble de quelques passages redondants. D’autant qu’en plus des allers-retours dans le temps et entre les personnages, il y a aussi ceux que nous faisons forcément avec notre propre histoire, notre enfant intérieur.
« Les enfants sont les symptômes des parents. »
Françoise Dolto
La performance des comédien.ne.s qui interprètent chacun également le rôle du père et de la mère est saisissante, particulièrement pour Pauline Cassan, la mère étant très présente tout au long de la pièce. Un quart de tour sur elle-même, un dos qui se voûte, une attitude qui se referme un peu et la comédienne passe de Constance à sa mère à une cadence parfois soutenue, sans que jamais nous ne perdions le fil, sans que rien ne se mélange. Puis, lorsqu’elle incarne la petite fille qu’était son personnage, sa sincérité nous bouleverse. L’enfance est décidément une période de vie qu’elle incarne avec une formidable justesse.
Les scènes de somnambulisme sont également bluffantes tant elles parviennent, d’une manière quasi-cinématographique, à superposer des moments de vie, des personnages, à matérialiser des angoisses, à rendre palpable l’état de confusion intérieur provoqué par les illusions, les insécurités, les rôles endossés durant l’enfance qui se frayent un chemin dans la vie d’adulte si l’on n’y prend pas garde. Et puis il y a cette phrase qui revient sans cesse, « Tout ce qu’on croit, c’est ce qu’on ne sait pas », fil rouge de cette pièce qui invite à se rencontrer vraiment, soi, au-delà de nos projections, de nos interprétations, des schémas parentaux que nous avons pris pour modèles.
Le déni comme refuge
Philippe de Monts, que nous avions déjà pu voir dans le spectacle immersif Smoke Rings, est ici un compagnon solide, clairvoyant, qui assiste impuissant à l’effondrement d’une famille, de son couple. Jusqu’à la scène marquante, aussi bien par son esthétisme que par sa symbolique, de la pluie qui finit par s’abattre dans la chambre de Constance tandis que sa mère, fermement agrippée à son déni, continue à rassurer sa fille comme elle le fait depuis 20 ans : tout va bien, ils doivent juste réparer le toit…
Cette métaphore de la maison qui s’effondre peu à peu, dont les fondations ne protègent plus ses membres et qui menacent de s’écrouler sans que personne ne semble en prendre conscience est brillante et vient nous percuter en plein dans nos propres vies. A défaut de pouvoir sauver celui de ses parents, Constance parviendra-t-elle à préserver son couple ? Saura-t-elle s’extraire de cette vie de somnambule pour jouer enfin le premier rôle dans la sienne ? Les yeux grands ouverts fait partie de ces pièces qui se digèrent, se réfléchissent, et nous servent de piqûre de rappel. Un moment de théâtre organique.
Les yeux grands ouverts, de et avec Pauline Cassan et Philippe de Monts, mise en scène Philippe de Monts, se joue jusqu’au 30 novembre 2023 au Théâtre de Belleville.
Avis
On se retrouve plongé dans le quotidien de cette famille jusque dans sa trivialité. La mise en scène sobre, de même que l'engagement tant émotionnel que corporel des comédien.ne.s, viennent appuyer le réalisme de l'ensemble. Ils nous parlent d'eux, mais aussi de nous.