Les ardents nous plonge dans le quotidien précaire d’une famille dont l’existence va basculer dans le cauchemar tandis qu’une terrible épidémie sévit sur leur village.
Ils vivent dans des conditions misérables, mais chacun d’eux espère trouver le bonheur avec ce qu’il a à sa portée. En attendant, ils s’agrippent au lien qui les unit, et à leurs valeurs aussi, sans doute ce qu’il y a de plus solide quand tout n’est qu’adversité. Mais un drame va les frapper qui ne sera que le début d’une lente agonie répondant au nom du mal des ardents… Une pièce troublante, originale et inventive.
Un quotidien presque comme les autres
Cinq êtres se tiennent debout devant nous, droits dans leurs guenilles poussiéreuses, dans une scène d’ouverture aux airs de chorégraphie poétique. Tristement poétique. Enfin, pour eux ce n’est pas si triste que ça, banal plus tôt. C’est comme ça, voilà tout. Puis, le décor tombe du ciel, littéralement. Ou plutôt, il flotte dans les airs. Tables, chaises, ustensiles de cuisine… Un décor suspendu, accessible sans pour autant être tout à fait là, un peu comme le bonheur.
Nous rencontrons alors les membres de cette famille qui tente de survivre tant bien que mal à sa situation. Ce sont la fille et la mère qui subviennent aux besoin des leurs. Le père, lui, n’a plus le corps en état et radote les mêmes histoires d’une vie révolue. Quant au fils, il est empêtré dans des affaires louches. Et puis il y a les deux tout-petits qui, eux, sont seulement évoqués mais sont autant de bouches à nourrir en plus.
« Je le sens. Au fond de moi je le sais, on va être tellement heureux, et ce sera fini cette misère et cette boue qui nous colle au dos. Ça va aller bien maintenant. »
Chacun se débrouille comme il peut avec la vie, s’arrange avec le réel, y va de ses espoirs. Même si, ils le savent, le beau c’est pas pour eux, c’est comme ça. Ils n’ont pas gagné à la loterie de la vie. Et ce n’est pas parti pour s’arranger… Car l’étrange épidémie qui sévit dans la ville s’apprête à les frapper de plein fouet et à faire basculer leur famille dans un véritable cauchemar.
Une esthétique singulière
C’est une pièce qui saisit d’abord par l’inventivité de sa mise en scène et l’atmosphère lugubre, pesante, qu’elle pose. Car l’espoir n’est ici nulle part. Aucune lumière au bout du tunnel, nulle part où prendre une bouffée d’air frais. La poussière est omniprésente, elle encombre leurs poches, leurs vies, les recouvre sans cesse comme une situation de laquelle ils sont prisonniers. Cette poussière, c’est la misère qui leur colle à la peau.
Appuyé par les lumières de Tom Lefort et Juliette Luangpraseuth, le travail d’Hamideh Doustdar, qui signe le texte, la mise en scène, le décor et les costumes, est remarquable et crée un rendu d’autant plus réaliste que le jeu des comédien.ne.s est brillant. Chacun d’eux incarne son personnage avec beaucoup de justesse, de finesse, et un engagement corporel de chaque instant. La folie, notamment, est abordée avec une belle adresse et sans excès.
Une famille plus vraie que nature
On observe ainsi, une à une, la vie de ces êtres basculer tandis que l’épidémie les frappe tour à tour. La fille, interprétée avec une grande sensibilité par Marie Hébert, s’invente une autre existence, un amoureux – joué par Harold Savary – et un avenir auxquels elle s’abandonne de plus en plus. Charlotte Andrès est, elle, une mère courageuse et touchante qui va à son tour perdre pieds après que l’épidémie a emporté ses deux petits.
« Avec ta mère, on aurait eu des centaines de raisons de tomber aussi bas. Mais même quand on avait rien dans le ventre, on a jamais été jusqu’à cette porte là. Ça a du sens, ça a de la valeur d’être droit. Même quand t’as faim. »
Dans le rôle du père, Christophe Corsand, que nous avions adoré dans Le titre est provisoire et dans Un cadeau particulier, est captivant. Il nous offre un moment bouleversant d’intensité lors de la scène de confrontation avec son fils. Le comédien démontre, dans ce registre également, un talent que nous ne lui connaissions jusqu’alors que dans la comédie. Enfin, Bob Levasseur campe avec puissance et solidité ce fils qui balaye valeurs et principes pour échapper à sa manière à cette situation précaire…
La misère ou la folie
On est évidemment touché par les drames qui déciment cette famille unie. Et surtout par la manière dont la folie semble tragiquement apparaître comme le seul moyen pour ces ardents d’échapper à la misère, à la solitude, à la douleur. On en vient même à se demander si cette folie n’est finalement pas une chance lorsqu’on voit la situation dans laquelle se retrouve le fils, seul membre de la famille à avoir gardé les deux pieds dans le réel…
On adore quand une pièce nous laisse dans cet état, troublés, intrigués ; qu’elle nous donne envie d’en débattre, d’y réfléchir ; que l’on sent qu’elle a besoin d’infuser avant que l’on puisse se faire un avis ; qu’elle n’est qu’un point de départ. Et, qu’on se laisse ou non embarquer par elle et par son atmosphère très particulière, elle ne peut que laisser son empreinte, forcément poussiéreuse, dans la mémoire. Une très belle création.
Les ardents, écrit et mis en scène par Hamideh Doustdar, avec Charlotte Andrès, Christophe Corsand, Marie Hébert, Bob Levasseur & Harold Savary, s’est joué les 6 & 7 juin au Théâtre 13. (nouvelles dates à venir).
Avis
Cette histoire abracadabrante d'épidémie de maladie et de folie s'inspire pourtant de faits réels. Disparue grâce aux techniques d'hygiène alimentaire modernes, l'ergotisme, appelé mal des ardents au Moyen-Âge, était une intoxication alimentaire féroce qui pouvait ravager des villages entiers.