À l’occasion de la sortie de Knives and Skin, de Jennifer Reeder, la presse nous promettait « un film teinté d’humour noir et de féminisme ». Une pluie de paillettes, du rose, du sang, des personnages hauts en couleurs livrant un feu d’artifice visuel avec, pour trame de fond, la disparition d’une lycéenne.
Knives and Skin est-il effectivement un long métrage défendant une représentation des féminités actuelles plus proche de la réalité ? Ou une oeuvre à laquelle il reste difficile de s’identifier ?
Avant de se pencher sur le fond, évoquons la forme du film, qui en vaut le détour. Fervente admiratrice de David Lynch, la réalisatrice explique qu’elle voulait, à la manière de son idole, insuffler de la magie dans son film, en y intégrant des éléments absurdes et une atmosphère surréaliste. D’où les costumes absolument époustouflants confectionnées pour les personnages. Probablement aussi très inspirée par l’excellent Neon Demon de Nicolas Winding Refn, Jennifer Reeder signe ici une oeuvre sublime sur le plan visuel.
Le thème du rose et des paillettes se décline en un panel assez incroyable de variations, ce qui confère au film une identité visuelle propre très originale. Si celui-ci s’inscrit dans la mouvance qui consiste à éclairer un maximum de scènes au néon pour rendre une ambiance plus tranchée et électrique, il faut reconnaitre que dans le cas présent, les heures passées par les petites mains de l’étalonnage portent leurs fruits.
Un décalage violent entre fond et forme
L’une des forces du film réside dans cette rupture entre une forme très travaillée et un message de fond plutôt cruel, qui concerne l’indifférence générale face à la disparition d’une jeune fille dans un lycée. Si, au début, cet événement choque tous les personnages, très rapidement ceux-ci se reconcentrent sur leurs propres intrigues et seule la mère de la disparue semble durablement impactée.
Un thème assez intéressant, qui met en avant le fait que peu importe la violence d’un fait divers, la majorité finit toujours par s’en remettre, si elle a jamais été ébranlée. Rien ne dit qu’il n’en irait pas de même dans le cas de la disparition d’un jeune homme mais dans un contexte revendiqué « féministe » le choix d’une victime féminine semble s’imposer.
« J’ai voulu faire un film féministe autour d’une jeune fille disparue et de femmes au bord de la rupture, qui de par leurs réactions suscitent une forte empathie ».
comme le rappelait Jennifer Reeder.
Un thème violent donc, traité avec une grande poésie visuelle. Mais le message peut-il réellement passer ?
Des personnages « au bord de la rupture » ?
« Et, oui, ce sont des femmes impatientes et énervées, elles ont du mordant ! J’aime les femmes difficiles, à l’image de Carolyn, chez qui il y a de la détermination, de la colère même »
indiquait la réalisatrice. De la colère, on en voit, du mordant aussi.
Mais en se concentrant un peu plus sur les personnages, on s’aperçoit que, malgré certains profils effectivement intéressants, le film respecte toujours les clichés fondamentaux de plusieurs représentations féminines : la jeune « no futur », sans maquillage, attifée n’importe comment avec des t-shirt home-made et dealeuse de sous-vêtements usagés pour vieux pervers, le couple de jeunes lesbiennes Noires devenu très à la mode à l’écran semble-t-il, depuis Orange is the New Black, la mère complètement névrosée qui refuse de vieillir…
Autant de personnages qui, même s’ils demeurent tous bien interprétés, ne sont pas sans en rappeler d’autres: la jeune rebelle pourrait ressembler à Juno, ou pourquoi pas à Roxanne de God Bless America, (bien que cette dernière serait furieuse de voir son nom associé à celui d’Ellen Page !), la mère de la disparue évoque quelque peu Carolyn Burnham du génial American Beauty… Autant de bonnes inspirations mais qui tombent dans du déjà vu qui peut s’avérer décevant.
Et les autres, dans tout ça ?
D’où une question plus profonde par rapport au film : où sont les femmes ? Celles qui apparaissent à l’écran se révèlent désoeuvrées, toutes plongées dans un désespoir plus ou moins profond : pour les mères, fille disparue, maladie, mari indifférent. Pour les filles, période du lycée interminable, pas d’avenir à l’horizon. Difficile de croire que la réalité se résume à une situation aussi clairement définie et pessimiste.
Où sont les jeunes filles esseulées car aucun garçon ne les regarde alors qu’elles ont tant d’amour à donner ? Celles qui quittent leur mari pour obtenir la garde exclusive de leurs enfants ? Celles qui sont seules mais qui l’assument et n’ont pas besoin d’arracher leurs vêtements dans un grand spectacle en public pour se sentir fortes ?
Quant aux personnages masculins, on touche le fond : un père absent qui ne regarde plus sa femme, mais qui reste un bon flic, un père beaucoup trop gentil et qui s’écrase devant une épouse hystérique et un ado misogyne qui « traite les femmes comme de la merde ». Là encore, les hommes de la vie de tous les jours n’entrent pas tous dans des cases aussi petites.
Où sont ceux les pères qui soutiennent et donnent des ailes à leurs enfants ? Ces alcooliques déçus de la vie qui tabassent leur famille ? Ces bourreaux de travail malheureux car à l’aise en réunion mais incapables d’aborder une fille sans bégayer ?
Si ce film reste un bonheur à contempler, ses personnages correspondent à plusieurs stéréotypes cinématographiques attendus qui manquent un peu de subtilité. Un bon moment donc, pour peu que l’on soit un inconditionnel de film surréalistes, mais un fond à prendre avec des pincettes. Le monde ne se limite pas à des femmes naturellement victimes de la vie, pas plus qu’il ne se compose que d’hommes foncièrement effacés ou mauvais. Et heureusement !
Pour une analyse plus poussée sur la forme du film, cet article.
Knives and Skin est sorti en salle le 20 novembre 2019.
Léa B.