Et si les grandes dates de l’Histoire servaient de couverture à d’obscurs rituels ? Et si sous les rêves les plus partagés se cachait une part d’ombre… Black Gospel, roman graphique haletant signé Bollée et Beuzelin, tisse une enquête glaçante à travers deux continents, trois décennies, et une galerie de personnages hantés. Un polar choral au croisement du destin individuel et de la mémoire collective.
Black Gospel se déroule en août 1983. Tandis que l’Amérique s’apprête à commémorer les vingt ans du mythique « I have a dream » de Martin Luther King, le rêve tourne au cauchemar : deux jeunes femmes sont retrouvées mortes à New York. Une signature glaçante. Un tueur en série qui frappe à la date anniversaire d’un discours d’espoir.
De Manhattan à Accra, en passant par Washington, l’inspecteur Jack Kovalski plonge dans une traque haletante où le passé et le présent se télescopent. Un polar sous haute tension, au croisement de l’Histoire, de la justice et des zones d’ombre de l’âme humaine.
Deux voix pour un chœur noir
LF Bollée (à gauche) signe ici un récit ambitieux, fidèle à sa patte de scénariste érudit. Journaliste de formation, il a plus de 80 albums à son actif. Il est notamment l’un des co-auteurs de La Bombe, best-seller retentissant traduit en 18 langues, et plus récemment de Les Illuminés, en duo avec le physicien Étienne Klein. Il aime quand la fiction flirte avec le réel et que le polar sert de révélateur historique. Chez Robinson, il avait déjà démontré cette veine dans Les Horizons amers.


Au dessin, Boris Beuzelin (à droite) excelle dans l’exercice du roman noir. Influencé par Frank Miller, Hugo Pratt et Mike Mignola, il distille une esthétique aussi tendue qu’élégante. Habitué à adapter des polars pour Casterman (Rivages Noirs), il donne à Black Gospel une âme visuelle dense, où chaque ombre semble chargée d’un souvenir.
Une partition chorale aux accents de ténèbres
Comme un chœur tragique, les voix se superposent : celles du passé colonial, de la lutte pour les droits civiques, des obsessions personnelles, de la vengeance historique. Le récit choral, influencé par James Ellroy, choisit de révéler d’emblée le coupable : un prêtre torturé nommé Sagosia. Le suspense n’en est que plus psychologique, plus moral. On n’attend pas de savoir « qui », mais « jusqu’où » il ira.
Le genre oscille entre le crime story à l’américaine et le roman politique. La toile de fond historique est vertigineuse : le discours de Martin Luther King, les mouvements de décolonisation, la guerre froide en Afrique, le racisme structurel des années 80. Le tout est ficelé avec une précision clinique – et parfois dérangeante.
Une esthétique du clair-obscur
Noir et blanc. Pas uniquement pour le style graphique, mais pour les valeurs morales en jeu. Le trait de Beuzelin alterne épure et densité, avec un vrai travail sur le silence et l’attente. Les visages sont marqués, les regards lourds, les scènes de violence stylisées mais marquantes. La BD fait corps avec son sujet : tendue, rugueuse, jamais gratuite.

Temporalité éclatée, mémoire recomposée
L’intrigue se déploie sur plusieurs décennies, dans un jeu de flashbacks habilement mené : 1963, 1970, 1983, 2013… Chaque époque ajoute une strate au trauma de Sagosia et au mobile qui le pousse à tant de haine. Ce tissage temporel donne à l’œuvre une dimension presque mythologique. Une sorte de tragédie moderne où le passé ne meurt jamais.
Jack Kovalski, flic blanc bourru, raciste et abîmé, est aussi antipathique qu’attachiant. Jimmy Cheng, son jeune coéquipier sino-américain, incarne le regard neuf, la rigueur intellectuelle, mais encore fragile. Et au centre, Bella Jackson : unique figure féminine nommée, brillante avocate, muse involontaire, cible tragique. Et bien sûr, le Père Sagosia, figure messianique et destructrice, héritier orphelin du penseur W.E.B. Du Bois, en croisade macabre contre l’injustice de l’Histoire.
Le chœur manque une voix : le test de Bechdel recalé
C’est ici que le bât blesse. Black Gospel, aussi dense soit-il, échoue au désormais célèbre test de Bechdel. Une seule femme nommée (Bella), dont le rôle oscille entre objet de désir, victime, et déclencheur de pulsions masculines. Aucun dialogue avec une autre femme, aucun espace d’autonomie. Elle brille, certes, mais toujours sous le regard d’hommes qui l’aiment, la manipulent, ou veulent la sauver. Et les seules scènes de nudité sont féminines, bien sûr. Dommage pour une œuvre qui se veut aussi lucide sur les fractures sociales.
LF Bollée et B. Beuzelin – Black Gospel, éditions Robinson, 168 pages, paru en le 4 juin 2025.

Avis
Black Gospel est un uppercut narratif, une enquête tissée de cicatrices historiques, un polar littéraire à la narration audacieuse et à l’esthétique magistrale. On y respire la poussière des archives et la tension des ruelles sombres. Malgré une écriture qui laisse peu de place aux femmes, ce roman graphique reste une œuvre marquante, qui explore la folie des hommes et les fantômes de l’Histoire avec une intelligence rare. À lire pour frissonner… et réfléchir.