Voilà une des nombreuses œuvres très connues du grand public sous sa forme d’adaptation. En effet, avant de devenir un film culte du réalisateur non moins culte Stanley Kubrick, L’Orange mécanique est un roman d’Anthony Burgess. Bien plus qu’une simple histoire d’anticipation, le roman de science-fiction écrit en 1962 est une expérience linguistique en tant que telle.
Rien d’étonnant pour un auteur qui est aussi linguiste. Comme dans le film, le roman L’Orange Mécanique regorge de mots et d’expressions inconnues. Une bonne raison à cela, Burgess a inventé tout un vocabulaire sous le nom de Nadsat. Mais, si le cinéma à l’image pour exprimer les mots que l’on ne connaît pas, comment à fait l’auteur pour que le lecteur comprenne le sens de ses phrases ? Absolument rien. À l’image des enfants balbutiants leurs premiers mots, il a laissé le temps et l’expérience faire.
Plongée dans l’apprentissage d’une langue imaginaire au travers d’un roman.
Au travers de son génie, Burgess nous fait redécouvrir les étapes d’un apprentissage de la langue par la seule pratique.
L’inconnu comme seul repère
Au début, le roman est déroutant, c’est le moins que l’on puisse dire. N’importe quel lecteur se sentira mal à l’aise et en difficulté à la lecture d’une phrase dont la moitié des mots sont inconnus de son vocabulaire.
C’est que l’auteur ne prend pas le temps d’introduire son langage et le contexte du roman, il plonge directement le lecteur au centre de l’intrigue, au centre du monde d’Alex, le héros psychopathe du livre. Déjà, ici, on peut noter la volonté de l’auteur. À l’image d’un nouveau-né apprenant le langage, le lecteur est directement immergé dans un monde où le sens des mots qui lui parviennent ne peut pas encore être traduit. Le premier sentiment qui traverse le lecteur est donc l’incompréhension, mais bientôt viennent les premières satisfactions. On se surprend à comprendre un mot, puis deux, grâce au contexte et à la constance du discours d’Alex, qui parle à la première personne. Vient alors le moment de commencer à digérer ce nouveau lexique.
Le cerveau connecte les mots avec un sens, revoit le contexte puis transforme la définition à chaque nouvelle rencontre du mot, l’affinant toujours un peu plus.
La compréhension comme récompense immersive
En nous jetant dans un monde incompréhensible, Burgess le rend vivant, aussi vaste et plein de mystères que le nôtre. Alors, quand les mots commencent à faire sens, le lecteur est déjà complètement plongé dans l’univers apocalyptique et violent de ce futur implacable.
Alors même que la première partie du roman a pu être une épreuve pour certains, la lecture se fait de plus en plus fluide, les mots ont désormais une place et un sens dans votre cerveau. Bientôt, aucun mot ne demeurera étranger bien longtemps. Les expressions sont définitivement acquises.
Le lecteur peut alors complètement apprécier le style de l’auteur qui réalise l’exploit d’écrire dans une langue hybride étrange. Mais la véritable prouesse est bien celle d’avoir appris une langue au lecteur sans aucune leçon. Par la simple pratique passive de la langue.
Le message de Burgess est clair, le langage et lexique ne peuvent s’enrichir que par la pratique. Mais, plus qu’une démonstration ennuyeuse sur des centaines de pages, Burgess vient de le démontrer par l’expérience même du lecteur. Le livre ne défend pas une thèse, il est cette thèse, qui s’impose implacablement au lecteur après avoir tourné la dernière page.
Chaque livre est une ouverture sur un monde différent, mais celui de Burgess est si différent qu’il peut être déroutant de prime abord.
Le langage, une pratique avant d’être un art
Le roman L’Orange Mécanique d’Anthony Burgess nous montre que les mots ne prennent leurs véritables sens que de par l’usage que l’on en fait. Si des expressions comme “je suis ko” existent, c’est bien grâce à la popularité de la mode.
Il en va de même avec le football, le basket-ball, et même les échecs ou le poker. Ce dernier offre un lexique qui est aujourd’hui entré dans le quotidien de tous. “Jouer cartes sur table” est une expression très courante, comme “être plein aux as” ou encore “all in” pour indiquer que l’on joue le tout pour le tout. Une preuve de la porosité du vocabulaire avec toutes les disciplines qui passionnent les foules.
Si on peut parler de langues vivantes, c’est exactement ce qu’est le Nadsat de Burgess. Une langue qui s’acquiert non pas par l’étude de ses règles, mais bien par la pratique.