L’espèce humaine est un seule en scène adapté de l’ouvrage de Robert Antelme qui pousse jusqu’à sa limite la réflexion sur la nature humaine.
L’espèce humaine nous emmène au cœur d’un camp de concentration du IIIème Reich. C’est sa propre et douloureuse expérience de déporté que nous livre Robert Antelme, mais la réflexion qu’elle amène va en réalité bien au-delà de ces murs et de ces barbelés qui hantent l’Histoire.
Car il y est question de l’humanité dans son existence la plus dépouillée comme dans ce qu’elle a de plus inacceptable ; du destin commun des bourreaux et des victimes. Une œuvre puissante abordée avec toute la force et la sensibilité nécessaires par Anne Coutureau.
L’Espèce humaine est un monument.
Anne Coutureau
Un de ces livres dont la lecture peut changer une vie.
Il a changé la mienne. Miracle de la littérature. Miracle de la conscience dans le temps.
Nuit et brouillard
Dans la salle de pierre de ce lieu incroyable qu’est le Théâtre de l’Épée de bois, l’ambiance sinistre du camp de concentration nous happe immédiatement. Nul besoin de décor. La nuit règne, insondable. Pas celle qui succède ou précède au jour, non, celle qui recouvre d’un voile opaque l’existence, ou plutôt ce qu’elle est devenue. Dans un puits de lumière étroit, une femme apparaît. C’est un homme qu’elle incarne mais qu’importe, il n’est question ici que d’humanité.
Ce prisonnier raconte dans une langue simple et sans effet la réalité d’une vie réduite à rien mais qui demeure pourtant, dans l’obstination à vouloir y retenir l’autre, dans l’acharnement à lutter pour vivre, à s’accrocher à cette humanité qui résiste malgré l’humiliation ; l’espoir aussi d’avoir toujours la force d’en avoir envie tandis que la mort apparaît parfois comme la seule issue possible, que les corps pourrissent alors même qu’ils sont encore en vie.
« Le mépris, plaie du monde ».
C’est la porte d’un camp de concentration qui s’entrebâille, mais l’œuvre de Robert Antelme ouvre nos yeux bien au-delà. En effet, elle nous invite à regarder l’Histoire dans ses heures les plus sombres, non pour détourner le regard et se bercer de l’illusion que le pire est derrière, mais au contraire pour être attentif et conscient des menaces qui guettent. Car si les camps sont sans doute l’expérience la plus extrême de cette idée de supériorité menant à l’exploitation et l’asservissement, la mécanique à laquelle ils se soumettent n’a pas disparu avec eux. La résonance est forte avec notre époque, elle fait réfléchir.
Une interprétation habitée
Anne Coutureau s’empare de ce rôle avec toute la pudeur et la délicatesse qu’il réclame. Sur un plateau dépouillé, elle transmet, sans voyeurisme aucun, ce témoignage fort et la réflexion profonde qui en émane. Sans excès ni fioriture, elle traduit ces instants rares et furtifs qui viennent soudain faire résonner la vie : un mot, un paysage, la tiédeur du printemps… Autant de mirages grâce auxquels rester debout est possible.
Elle prend grand soin de l’émotion aussi. Celle qui effleure le prisonnier devant la soupe de fèves que son estomac affamé réclame ; ou celle offerte puis aussitôt reprise par un petit morceau de miroir soudain habité par le reflet d’un visage devenu une impossibilité. Et quand, dans la pénombre d’une nuit sans fin, le cri du désespoir résonne, on frémit.
« C’est parce que nous sommes des hommes comme eux que les SS seront en définitive impuissants devant nous. C’est parce qu’ils auront tenté de mettre en cause l’unité de cette espèce qu’ils seront finalement écrasés. »
L’interprétation de la comédienne donne ainsi à certaines scènes un réalisme saisissant. On jurerait voire cette route sur laquelle l’allemand fuit, emportant ses prisonniers dont les corps qui se traînent, vidés de leurs forces par d’interminables heures de marche, semblent se dessiner sous nos yeux. Tout comme la silhouette de la mort qui vient à coups de mitraillettes frapper aléatoirement cette file de « sac d’os » en route vers nulle part ; ou encore ces sacs de biscuits pour chiens qui seront tendus aux « plus chanceux » comme un ravitaillement providentiel…
L’espèce humaine entre ombre et lumière
Le plateau a beau être vide et le décor absent, le rendu est très vivant et évocateur. Notamment grâce à la création sonore de Jean-Noël Yven qui vient appuyer çà et là l’intensité de certains instants, sans jamais envahir. Et puis, il y a la mise en scène de Patrice Lecadre qui offre au travail avec la lumière le second rôle de cette pièce tant il habille avec subtilité le récit. Ainsi, l’ombre ne disparaît jamais complètement, précédant même parfois la silhouette, et se faisant de temps à autre immense à en devenir menaçante.
À d’autres moments, la lumière se resserre et redéfinit l’espace pour nous plonger dans un instant proche d’une certaine forme d’intimité, de partage. Presque un arrêt sur image, une parenthèse de vie dans une existence où il ne s’agit plus que de survivre. Jusqu’à ce moment d’éclat, ce rayonnement, cette conclusion qui nous saisit et nous offre sans doute le moment d’émotion le plus fort de la pièce.
« C’est parce que nous sommes des hommes comme eux que les SS seront en définitive impuissants devant nous. C’est parce qu’ils auront tenté de mettre en cause l’unité de cette espèce qu’ils seront finalement écrasés. »
Ces mots, qu’il aurait été difficile d’entendre une heure vingt plus tôt sans froncer les sourcils, prennent soudain tout leur sens. Parce face à la nature et à la mort, plus aucune différence n’existe. Garder à l’esprit cette unité de l’espèce humaine, c’est permettre d’éviter au pire de se reproduire. Et c’est aussi conserver une forme de vigilance, ne pas trop se croire à l’abri. Car le danger, que l’on aime à croire loin, ailleurs et surtout très différent de nous, peut se faufiler n’importe où et rôde souvent déjà, bien plus près qu’on l’imagine…
L’espèce humaine, de Robert Antelme, adapté par et avec Anne Coutureau, mise en scène de Patrice Lecadre, se joue du 5 au 15 janvier 2023 au Théâtre de l’Épée de bois.
[UPDATE 2023] Se joue du 07 au 29 juillet, à 10h25, au Théâtre des 3 soleils au Festival OFF d’Avignon.
Retrouvez tous nos articles consacrés au Festival Off d’Avignon ici.
Avis
Anne Coutureau donne corps à la parole de Robert Antelme en restant fidèle au style de l'auteur, sans excès, sans emphase. Ainsi, le spectateur ne se trouve si bouleversé, ni fasciné, et peut accueillir avec toute l'attention qu'il mérite ce témoignage sans intrigue, cette parole et la réflexion nécessaire qu'elle distille sur l'humanité.