Au Théâtre du Vieux-Colombier, Lorraine de Sagazan présente un spectacle authentique inspiré de l’œuvre du cinéaste italien Michelangelo Antonioni. Le Silence brise tous les attendus que l’on peut avoir d’une pièce de théâtre en proposant “une expérience sensible de proximité”.
Il peut paraître absurde de mettre des mots sur un spectacle qui supprime la parole et les dialogues, d’expliquer avec le langage une œuvre qui fait du silence sa ligne directrice. Mais ici, il sera plutôt question de donner à lire le silence afin d’exprimer un ressenti constitué d’une infinité d’émotions.. Avec ce “manifeste sur la puissance expressive du silence”, Lorraine de Sagazan dépasse toutes les espérances.
Écrire le silence
Bien que la parole soit quasiment inexistante, il y a bel et bien un texte à l’origine de Silence. Écrit par le dramaturge et romancier Guillaume Poix, celui-ci donne à lire les voix intérieures des personnages, des fragments d’une vie, sur lesquels se sont basés les comédiens de la Comédie Française pour développer leur rôle. Cette écriture de Silence est un chemin périlleux, inhabituel, mais elle a cette singularité de ne pas faire de la parole le centre de l’attention. Un décentrement s’opère ainsi, à l’instar de la Révolution Copernicienne citée plusieurs fois dans la pièce. Ici, la voix laisse le pas aux gestes, aux infimes réactions et à tous les objets qui ne servent habituellement que d’accessoires.
Cette « parole silencieuse » s’ancre dans les œuvres d’Antonioni, lui qui souhaitait réaliser une fiction “de deux époux qui n’ont plus rien à se dire”. Que se passe-t-il lorsque le langage n’est plus ? Où porter notre attention une fois qu’on nous enlève ce autour de quoi tourne notre vie ? Lorraine de Sagazan fait sienne cette peur du silence et nous montre que les mots ne sont parfois pas utiles.
Écouter le silence
Il faut accepter de faire face à des comédiennes et comédiens qui ne prononcent pas une seule parole, accueillir ce silence et consentir à voir au lieu d’entendre. Ce sont ainsi les attitudes et mouvements qui deviennent importants et le lien qu’ils entretiennent avec leur environnement. Il entrent en écho avec les images projetées sur un écran disposé au-dessus de la scène. Ces vidéos, élaborées par Jérémie Bernaert, expriment une partie de ce qui n’est pas dit et permettent au spectateur de tisser des liens.
Mais, peut-on véritablement parler de silence ? Puisque le silence est une “absence de bruit”. Or, il y a bel est bien des bruits à écouter dans la pièce : un bruit blanc sur une platine, des cassettes audios, une radio, la sonnerie d’un téléphone, une balle de tennis qui rebondit, le chien Miki… Ces sons agissent sur la perception du spectateur et sa compréhension de l’histoire. Elles fracturent l’espace et prennent toute leur importance : elles ont été spécialement choisies pour être entendues. Leur impact en est ainsi décuplé et chaque bruit se ressent avec tout ce qu’il contient.
Une histoire faite de détails
Sur scène, le salon d’un appartement s’étend avec tout ce qu’il peut présenter de plus anodin : une table, des chaises, un buffet, un canapé, un miroir… Pourtant, quelque chose dénote, un petit rien qui trouble par sa présence : ces cartons amoncelés sur le sol. À qui sont-ils ? Pourquoi sont-ils ici ?
Le récit de Silence se constitue d’une infinité de détails que le public doit se charger de relier.
Les clés de lecture habituellement données par les dialogues sont remplacées par une accumulation d’éléments épars. Il faut savoir se fier à ses sensations et admettre que chacun avance à son rythme dans l’histoire. Cette “impossibilité de saisir de manière décisive et définitive un sens”, que Guillaume Poix évoquait lui-même, confère à la pièce toute sa puissance.
Tout n’est qu’émotions
Le propre de l’émotion n’est-il pas de nous saisir sans que l’on s’y attende ? De s’emparer de notre corps pour le traverser de façon involontaire ? Le personnage de Marina est celui qui incarne le mieux cette idée, elle qui ne peut contenir sa tristesse et son désespoir. Elle déambule sur la scène, prenant son chien dans ses bras, ce petit animal qui seul à le pouvoir d’apaiser un être humain dans la détresse. Sa présence est essentielle, il joue un rôle au même titre que les autres personnages.
Et nous rejoignons ce bal des émotions et laissons les sentiments incontrôlés nous inonder. Car Le Silence est une affaire de ressentis et de perceptions, un tableau qui laisse les émotions nous envahir. A nous d’accepter de les recevoir telles qu’elles se présentent, car tout comme les personnages nous vivons l’instant présent sans parler, avec tout ce qu’il peut posséder de beau comme de sombre.
Le Silence de Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix est à découvrir au Théâtre du Vieux Colombier jusqu’au 10 mars.
Avis
Avec Le Silence, Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix explorent la partie immergé du théâtre. En s'emparant du silence, ils livrent un spectacle qui laisse la place aux gestes, aux infimes réactions des personnages. Ici, il n'est plus question d'écouter mais de voir, de se laisser porter par ses émotions et son ressenti. Une œuvre qui ne laisse pas indemne et à laquelle il faut oser s'accrocher.