Après avoir été présenté au Festival de Cannes 2022 en Compétition Officielle, La Femme de Tchaïkovski débarque enfin dans les salles obscures ! Après Leto et La Fièvre de Petrov, Kirill Serebrennikov s’attaque à un sujet historique plus classique sur le papier pour mieux le dynamiter.
Depuis les remarqués Leto et La Fièvre de Petrov (tous deux présentés à Cannes), Kirill Serebrennikov fait office de valeur sûre d’un cinéma russe audacieux et régulièrement virtuose. C’est donc sans surprise que le bougre est de retour dans un film plus singulier. La Femme de Tchaïkovski s’inscrit en effet dans un registre de (faux) biopic historique, avec comme postulat de mettre en lumière la mystérieuse épouse du compositeur Piotr Ilich Tchaïkovski !
Nous sommes donc en Russie à la fin du XIXe siècle (le film prenant place entre 1873 et 1893), tandis que nous découvrons Antonina Milioukova (Aliona Mikhaïlova). Cette jeune pianiste issue d’un milieu plus que modeste va tomber amoureuse de manière foudroyante lorsqu’elle rencontrera le célèbre Piotr Tchaïkovski (Odin Biron).
Interpelé et flatté par cette dernière, Piotr acceptera de se marier avec celle, avant que cet amour non-réciproque ne vienne consumer la jeune femme. C’est ainsi qu’Antonina va s’engouffrer dans une spirale de perversion maladive et d’obsession pour rester auprès de son bien-aimé…quoiqu’il en coûtera !
Un canevas de base qui sera totalement tenu les 2h23 de métrage, où le spectateur épouse le point de vue d’Antonina et découvre peu à peu sa psyché torturée en pleine déliquescence. En prenant ce contexte réel (mais aussi fictionnel car peu de choses sont connues sur cette fameuse dame, et bon nombre de théoriciens ont émis l’hypothèse que Tchaïkovski aurait fomenté une tentative de suicide à cause d’elle), Serebrennikov revisite les codes du genre dans un ballet funèbre de plus en plus noir.
Amour funèbre
La Femme de Tchaïkovski dévoile sa note d’intention dès son excellente intro : sous ses allures de film d’époque à costumes, les décors dominés par la pénombre (les ruelles de Moscou ressemblent presque à un purgatoire où mort et famine dominent) laissent entrevoir une dimension spectrale (aspect renforcé par la photographie) flirtant avec le fantastique. Impression appuyée par ce prologue d’enterrement où le cadavre de Tchaïkovski s’anime afin de pester contre son ex-femme.
Une manière de présenter les enjeux sordides et toxiques de cette relation principale, tout en amenant en filigrane un constat pertinent sur la place de la femme à cette époque (du moins dans sa première partie). Antonina pénètre donc dans un cercle privilégié de la haute société afin de s’extirper de sa condition, alors que le mariage était la seule échappatoire pour la gente féminine.
La Femme de Tchaïkovski : leçon de mise en scène
Ce faisant, le cloisonnement sociétal et psychologique de la protagoniste se fera de manière insidieuse, condamnée à aimer maladivement un homme ne portant aucun intérêt aux femmes. La Femme de Tchaïkovski change de braquet dans sa seconde partie (où le corps de la femme devient une arme et un outil de manipulation) versant par instants dans le surréalisme. La mise en scène se déploie donc pour flouter la perception d’Antonina, à l’image de ce plan-séquence impliquant un timelaps virtuellement invisible, alors que le personnage attend toute une journée à la gare le retour de son mari.
Et des trouvailles de la sorte, La Femme de Tchaïkovski en a à intervalles réguliers, dont une glaçante séquence onirique impliquant des enfants décédés (illustration d’un avenir fantasmé). Le tout prendra même des allures plus baroques, notamment dans une scène où danse et chant extra-diégétique se muent en une ultime valse psychotique.
Bref, La Femme de Tchaïkovski est d’une maîtrise absolue en terme de mise en scène pour conter ce récit (certes un chouilla étiré), mais il faut absolument saluer la performance habitée d’Aliona Mikhaïlova. Aussi à l’aise dans la fragilité et l’innocence initiales, que dans la perversion retorde qui suit, l’acting de cette dernière amène donc le personnage vers des cimes presque aussi hautes que Rosamund Pike dans Gone Girl.
Nouvelle réussite de Serebrennikov
La Femme de Tchaïkovski s’impose donc aisément comme un des très bons crus de Cannes 2022, et sans doute comme le film le plus plus accompli et affirmé de son réalisateur. On pardonnera donc une fin un brin abrupte et une redondance minime de ses circonvolutions narratives, mais le voyage en vaut la peine !
La Femme de Tchaïkovski sortira au cinéma le 15 février 2023
avis
La Femme de Tchaïkovski est une nouvelle preuve que Kirill Serebrennikov est un des plasticiens actuels les plus passionnants du cinéma. Avec ce récit historique mêlant onirisme, toxicité maladive et obsession funèbre, le cinéaste russe dresse un portrait de femme (et d'une époque) à la fois extrêmement lugubre et passionnante malgré son aspect étiré. Très réussi !