L’Art de ne pas dire, premier spectacle de Clément Viktorovitch, est une invitation à la réflexion, entre cours de rhétorique interactif et sensibilisation au décryptage politique : un spectacle nécessaire.
La scénographie de L’Art de ne pas dire est simple. Quelques drapés clairs et fins descendent du ciel, colonnes antiques ou banderoles de meeting, selon leur inspiration – ou celle des spectateurs. Au sol, un arc de cercle de lumière douce, dans lequel se tient un homme. Un éclat de rire parcourt la salle quand la lumière se fait : il ressemble à s’y méprendre à Clément Viktorovitch, au détail près qu’il arbore une chevelure fournie et chatoyante. Une bonne partie des spectateurs connaît l’interprète et découvre le personnage.
Il se présente comme le conseiller en communication qui, d’un député de province à l’éloquence moyenne, au charisme médiocre et aux idées inexistantes – ce qui est plutôt un avantage – a façonné l’actuel Président de la République. Évincé pour un ridicule scandale capillaire, c’est dans un esprit de vengeance qu’il mène cette conférence, afin de nous y dévoiler les secrets qu’ils ont utilisés pour conquérir le pouvoir.
Le pouvoir rhétorique
Le personnage ne se départit pas des talents pédagogiques de son interprète. Clément Viktorovitch est, entre autres, professeur de rhétorique et de négociation à Sciences Po. Pour un auditoire plus large, il vulgarise, décrypte, analyse discours et situations politiques sur les réseaux sociaux, à la radio, à la télévision. Son premier ouvrage, Le Pouvoir rhétorique, a été un succès mérité.
C’est avec toute cette pédagogie qu’il use de son art pour en expliquer les fondements. La théorie est effleurée, accessible, et nous y apprenons de jolis mots du jargon des rhéteurs. On nous dévoile ce qu’est l’anadiplose et comment faire d’un politique un candidat, d’un candidat un Président, d’un Président un Homme d’État. Nous découvrons les rouages d’une telle trajectoire qui ne doit pas grand-chose au hasard… On nous enseigne comme il est fréquent d’entendre des épanalepses dans bien des discours, dans bien des allocutions, dans bien des prises de parole.
Souvent le spectacle devient interactif et Clément Viktorovitch nous propose des jeux édifiants : « vide ou plein ? » nous demande-t-il à propos de fragments du discours de candidature de son poulain ; ou encore « habile ou pas habile ? » à propos de ses réponses à des questions parfois difficiles durant sa campagne. Le public pourtant globalement averti se découvre encore bien aisé à manipuler…
Du cynisme de notre démocratie
Qu’il paraît loin, le temps où la démocratie était « le gouvernement du peuple par le peuple, pour le peuple« . Cette impression semble générale, il nous est pourtant bien difficile d’en préciser les contours : pourquoi avons-nous presque tous cette sensation que quelque chose cloche dans la manière dont « on nous gouverne » ? Notre docteur en sciences politiques préféré nous aide à y voir plus clair.
Si Viktorovitch a la délicatesse de ne nommer ni époque ni personne et se garde bien de toute attaque directe contre une quelconque stratégie gouvernementale en marche où que ce soit, il est proprement délicieux de lire entre les lignes qu’il nous apprend si bien à entrouvrir. On comprend la genèse d’une ère nouvelle de la politique qui va au-delà du cynisme tristement habituel, de la traditionnelle euphémisation, de cette vérité presque admise déjà, qu’aucun politique ne se fait élire pour porter des idées, mais porte les idées qui le feront élire.
Cette ère nouvelle dépossède le débat public du fait. Elle en retire le poids de ce qui est vrai, constatable, tangible. Le discours politique revêt désormais une dimension créatrice de vérité, et l’anticatastase élevée au rang d’art nous questionne sur la possibilité même du débat public dans un monde où la parole est vidée de son sens… Tout comme la perruque est là pour ne pas montrer, la communication politique est devenue l’art de ne pas dire.
Autodéfense intellectuelle
C’est bien là tout l’objet du spectacle : ressentir comme il est facile de manipuler un auditeur qui ne se méfie pas, avec les bons procédés. Viktorovitch joue les agents doubles, et en nous montrant comment les utiliser à ses fins, nous entraîne à l’autodéfense intellectuelle. Il nous démontre en moins d’une heure et demie que quelques outils simples, des réflexes de décryptage, et une connaissance simple de l’état de l’art permettent de rendre aux mots pleins de vide le sens que l’on essaie de leur faire cacher.
Le spectacle est, bien au-delà de son enveloppe théâtrale, un geste politique fort et nécessaire, une invitation à la réflexion sur l’organisation de notre société. Pas une fois il ne s’égare à essayer de faire entendre une quelconque opinion, mais il fournit les armes pour formuler les bonnes questions, et rendra sans nul doute à certain une forme d’espoir en l’avenir de Chose Publique.
L’art de ne pas dire, écrit par Clément Viktorovitch et Ferdinand Barbet, mis en scène par Ferdinand Barbet, avec Clément Viktorovitch, se joue du 29 juin au 21 juillet 2024 à à 19h05 à La Factory – Salle Tomasi.
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Cet article a été écrit par Bastien Combe
Avis
L’art de ne pas dire est le premier seul en scène de Clément Viktorovitch. Entre leçon de rhétorique et cours d’autodéfense intellectuelle, il nous livre un spectacle indispensable pour appréhender le débat public actuel.