À l’heure où les régimes autoritaires montent en puissance avec en ligne de mire le totalitarisme, un film tel que Deux Procureurs de Sergueï Loznitsa (Dans la brume), adapté du roman soviétique éponyme de Gueorgui Demidov, vient nous livrer une piqûre de rappel à la précision chirurgicale de ce que fût l’un des pires systèmes totalitaires de l’histoire de l’humanité : le stalinisme en 1937.
Dans Deux Procureurs, tout part d’une requête d’un prisonnier politique, ancien juriste, qui souhaite faire appel à la justice pou réparer sa condamnation arbitraire. Par le plus grand des miracles, cette missive arrive à sortir de la prison et se retrouve entre les mains d’un jeune procureur, nommé depuis seulement trois mois à son poste, et qui possède la drôle de caractéristique d’être parfaitement honnête. En soi : une aberration sociétale. La loi étant ce qu’elle est, plein d’idéaux sur le Parti et sa politique, il se rend sur place pour écouter le témoignage du prisonnier… Tic, tic, tic. Quel est ce bruit ? Tic, tic, tic. L’engrenage. L’engrenage de la terreur a été amorcé.

L’honnêteté, une monstruosité indésirable
En 1937, à l’heure où la terreur du régime dominé par Staline est à son paroxysme, l’honnêteté est un vilain défaut qui vous fait poser des questions quant-on ne souhaitait entendre de vous que le silence soumis. Le jeune procureur, animé par une droiture anachronique, se heurte d’emblée à l’inertie et à l’hostilité voilée (à peine) d’un système conçu pour broyer toute velléité de justice honnête. Néanmoins, malgré les bâtons dans les roues qui lui sont mis constamment sur son chemin, il continue son enquête pour découvrir la vérité, pour apporter la justice. On passe de l’ambiance claustrophobe de la prison, où les gardes sont des pions amorphes et où les commandants à tous les niveaux ne sont que des exécutants froids qui nourrissent la machine infernale, à l’absurde bâtiment administratif du Procureur général de Moscou où les êtres va-et-viennent sans un mot, sans un sourire, sans âme.

Le chat de Schrödinger
Malgré son aspect contenu, Deux Procureurs est une véritable dissection d’un système impitoyable et inhumain – ou devrait-on dire profondément humain ? Ce qui est fascinant et terrifiant dans un tel système, c’est la fine limite entre ce qu’on pense être la liberté et l’asservissement. Loznitsa illustre intelligemment cette dualité. Tel le chat de Schrödinger qui, au sein de la boîte fermée, est à la fois mort et vivant au même instant, le système totalitaire russe met les humains dans une posture de citoyen et de prisonnier tout en même temps. Les deux univers co-existent et sont intrinsèquement liés.
Le libre arbitre n’existe pas. L’honnêteté est un défaut qu’il faut enterrer. La société stalinienne ne souhaite qu’une chose de sa population : la soumission totale. Chaque démarche du procureur, chaque question posée, devient un acte de défiance qui resserre l’étau autour de lui… Alors que son désir le plus profond est de servir sa patrie pour le bien commun.

Une réalisation de l’enfermement
Chez Sergueï Loznitsa, la caméra est pratiquement exclusivement statique. Elle observe ses personnages, mais surtout elle les enferme. Utilisant les jeux de composition avec l’architecture et les décors lugubres de la prison soviétique, le cinéaste crée des motifs visuels sur l’emprisonnement à l’échelle d’une société. Il joue avec le temps, étirant ses plans pour marquer la lenteur d’un système qui vous consume petit à petit, broyant l’individu jusqu’à l’anéantissement. Cette fixité des cadres, loin d’être une posture esthétisante, devient le reflet de l’immobilité sociale et de l’impossibilité d’échapper à la machine totalitaire. Chaque couloir, chaque bureau, chaque cellule semble conçu pour écraser l’individu sous le poids de l’autorité.
Deux Procureurs s’impose ainsi comme une œuvre glaçante et nécessaire. Sergueï Loznitsa ne fait aucune concession pour dépeindre l’absurdité et la cruauté d’un régime broyeur d’âmes. Si la rigueur formelle, peu novatrice, ne permet pas à l’œuvre d’avoir l’impact d’un film comme The Zone of Interest, elle participe néanmoins pleinement à l’expérience immersive et asphyxiante du film. C’est une œuvre qui interroge et qui, hélas, résonne comme une mise en garde troublante pour le spectateur en 2025.
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Avis
Avec sa mise en scène carrée, Sergueï Loznitsa livre avec Deux Procureurs une œuvre forte qui déconstruit le système de la terreur sous Staline. Impitoyable et nécessaire, c'est une piqûre de rappel pour le spectateur en ces temps où l'autoritarisme et le totalitarisme montent crescendo.