Des Ombres et des armes est un thriller policier qui nous emmène au cœur de la lutte anti-terroriste et de ses échecs.
Des ombres et des armes est probablement (et malheureusement) l’une des pièces du moment les plus en lien avec l’actualité. Nous y suivons l’activité d’un groupe de la DGSI qui, dans un contexte où l’extrême droite se fait de plus en plus menaçante, traque un dangereux djihadiste qui lui a échappé après une intervention qui a mal tourné. Les convictions s’opposent, des obsessions naissent et des fractures se font des deux côtés où tout menace de basculer à chaque instant…
Une enquête policière haletante
Ce n’est pas pour rien que l’on retrouve si peu d’intrigues policières sur les planches des théâtres. En effet, le genre est d’autant plus exigeant que la profusion de ces films et séries à l’écran créé forcément certaines attentes du côté du public. Nous voulons y retrouver le rythme, la tension, le suspense, l’intensité de jeu, la vraisemblance… sinon rien.
Et quelle jolie surprise que cette création de Yann Reuzeau qui parvient efficacement à réunir tout cela ! Tout n’y est pas parfait pour autant. On notera notamment quelques longueurs dans la seconde partie, associées à un soupçon de rebondissements (et peut-être de personnages) en trop qui tendent parfois à faire tanguer l’histoire sur le fil de la crédibilité. Quelques défauts minimes qui n’empêchent pas la recette de prendre, et dont nous nous débarrassons tout de suite pour mieux nous concentrer sur ce qui fonctionne et prend indéniablement le dessus.
Une belle équipe artistique
Et ce qui fonctionne, c’est avant tout cette distribution réjouissante. Tous et toutes sont formidablement convaincus et convaincants dans les différents rôles qu’ils interprètent avec une belle justesse et dont nous percevons pour chacun les failles, les fragilités, les contradictions. Les ombres. Le personnage d’Abdel, notamment, nous touche, nous trouble, nous déstabilise parfois. On est sensible à la sincérité qui se dégage de ce « Revenant« , ainsi qu’on appelle ceux qui sont partis en Syrie pour se radicaliser, puis sont finalement revenus en France pour se ranger. Mais on doute aussi, par moments. Comment être sûr ? Charif-Ethan Al Ramlat est puissant dans ce rôle.
Autre personnage complexe et captivant, celui de Katia. Brillante Sophie Vonlanthen que nous avons découverte l’année dernière dans Le poids du mensonge, qui nous replongeait dans l’affaire criminelle de Jean-Claude Roman. Elle incarne ici une flic au passé des plus troubles et à la situation familiale très délicate… Elle aussi revient de loin. De là où n’est pas revenu son fils, Théo, bien décidé quant à lui à mener à bien son combat pour la race blanche face à la montée du terrorisme, aux côtés de Lucien, autre personnage néo-fasciste. Gabriel Valadon et Matěj Hofmann nous glacent le sang dans ces rôles délicats.
Il y a aussi Niels, interprété par Loïc Risser. Ce flic obsédé par son travail et par cet Abdel à la rédemption duquel il ne croit pas, et qui perd pied petit à petit face à tout ce qui lui échappe. Dans le rôle de Nourr, le troisième flic de l’équipe, troublé par sa proximité avec les suspects qu’il infiltre, le charismatique Melki Izzouzi dévoile une belle palette de jeu. Enfin, dans des rôles plus secondaires, l’excellente Aurélie Cuvelier Favier est à la hauteur de ce à quoi elle nous a habitués depuis l’incroyable Occident, de Rémi Devos, et Diagonale(s) de Virgile Daudet.
Des ombres et des armes, une création percutante
L’intrigue est dense, le rythme intense, la scénographie de Goury astucieuse. Cette dernière est habilement soutenue par la musique et les lumières d’Elsa Revol qui installent une atmosphère pesante et une tension qui ne faiblit pas. Les scènes courtes s’enchaînent avec beaucoup de fluidité tandis que les panneaux mobiles ajustent en permanence et à eux seuls le décor pour nous emmener dans les différents lieux où évoluent les personnages. Sommes-nous bien sûrs de ne pas être devant notre écran ? C’est parfois à s’y méprendre.
Et si Yann Reuzeau parvient à échapper à un manichéisme auquel il aurait été facile de céder, c’est parce que l’auteur et metteur en scène ne cherche ici ni à dénoncer, ni à stigmatiser. L’enjeu n’est pas là. En nous exposant des faits dans l’entièreté de leur réalité, de leur contexte et de leur complexité, Des ombres et des armes nous donne les outils de compréhension et de réflexion pour mieux saisir les combats intérieurs que se livrent chacun des protagonistes de cette histoire. Il met également en lumière les différentes menaces qui planent sur notre société et l’influence qu’elles exercent les unes sur les autres. Du beau travail, et une création qui mérite de prendre la lumière.
Des ombres et des armes, écrit et mis en scène par Yann Reuzeau, avec Charif Ethan Al Ramlat, Aurélie Cuvelier Favier, Matěj Hofmann, Melki Izzouzi, Loïc Risser, Gabriel Valadon & Sophie Vonlanthen, se joue jusqu’au 5 mai 2024 au Théâtre de la Manufacture des Abbesses.
Avis
Adepte des sujets de société qu'il aborde dans chacune de ses créations, Yann Reuzeau s'empare ici d'un thème aussi brûlant que passionnant, et rare au théâtre. Presque 2h d'une intrigue policière dense, rythmée, intense, où les face-à-face confrontent les uns et les autres à leurs parts d'ombre.