Sur le papier, Bérénice avait tout pour plaire, mais voilà que sur scène, le trio Castellucci/Huppert/Racine peine à convaincre. Il faut dire qu’on reste de marbre face à cette mise en scène qui transforme la pièce originale au point d’en faire disparaître la moindre parcelle d’émotion.
On le sait, l’œuvre de Romeo Castellucci divise et là encore, avec Bérénice, le metteur en scène laisse de côté plus d’un spectateur, littéralement, au vu du grand nombre de sièges qui se sont libérés pendant la représentation. Il faut dire qu’il n’est pas évident d’entrer dans cet univers où l’approche sensorielle et formelle prend le pas sur le texte originel. Car ici, il n’est plus question d’entendre les vers de Bérénice, Titus et Antiochus entrer en résonance, mais de laisser la place à la seule voix de la reine de Judée, interprétée par “l’actrice radicale” qu’est Isabelle Huppert.
Un théâtre d’images
Castellucci est réputé pour son théâtre d’images, où il donne à voir ce qui n’est habituellement pas vu. Dans Bérénice, des tableaux tous plus ou moins obscurs se multiplient. Certaines images – trop peu nombreuses – parlent d’elles-mêmes, tandis que d’autres restent énigmatiques et garderont à jamais leur secret ; il faudrait pouvoir s’infiltrer dans l’esprit de Castellucci pour espérer saisir une bribe de ce qu’il souhaite révéler. Cet aspect brumeux, accentué par un rideau noir semi-opaque en avant-scène et des volutes de fumée, joue sur nos sens et notre compréhension : mais que se passe-t-il si ces images restent à jamais insaisissables ?
De Bérénice, texte classique par excellence, l’un des plus grand poème dramatique français, Castellucci extirpe l’essence, quitte à en délaisser le sens et surtout, les émotions. Le spectacle est à l’image du corps humain qu’il dénature pour ne faire ressortir que la liste des éléments chimiques le constituant, cette même liste projetée en ordre proportionnel au début de la pièce, sur un rideau en fond de scène. Sur le son d’un gong frappé à un rythme régulier s’inscrit alors l’oxygène, puis le carbone, l’hydrogène et enfin, une infime quantité d’or. Le metteur en scène nous met alors face à cette question aussi médicale que philosophique : qu’advient-il du corps humain lorsque l’or prend la place de l’oxygène pour 61% de sa masse dans le corps humain ?
La solitude de Bérénice
Pour Bérénice, Titus est cet autre au corps qui vaut de l’or, et l’ensemble de ses pensées se tournent vers cet homme qui lui échappe, ce Titus dont on ne perçoit jamais la voix. Comme un fantôme né de son esprit, il erre sur scène dans le corps de Cheikh Kébé, sans qu’aucun contact ne soit jamais établi entre ces deux êtres qui ne semblent pas se voir. Alors Bérénice crie sa perte, embourbée dans une solitude démesurément grande, une solitude empreinte de folie.
Cette douleur, Isabelle Huppert l’éprouve à travers son corps, et l’exprime corporellement : parfois totalement figée, parfois secouée de spasmes incontrôlables. Cet amour, Isabelle Huppert l’éprouve à travers sa voix, altérée, saccadée, brisée par un traitement sonore qui la rend parfois inhumaine, robotisée. Bérénice se fond alors dans Isabelle et disparait au profit de la comédienne qui devient “ISABELLE”, inscrite en lettres majuscules aux côtés de Racine, sur ce rideau blanc ondoyant au chagrin de sa voix.
Des émotions balayées par la symbolique
Chez Castellucci, il faut chercher le symbolique derrière chaque détail ; des objets aux décors, en passant par le jeu des comédiens, ou le traitement sonore, élaboré ici par Scott Gibbons. Alors oui, Bérénice souffre de cet amour impossible et sa souffrance transparaît dans un amoncellement d’éléments, mais ceux-ci ne suffisent pas à la faire ressentir. Les émotions sont balayées d’un revers de réverbération et de sons qui se veulent oppressants sans véritablement l’être. Elles deviennent des pantins aux mains de marionnettistes qui ne parviennent pas à leur donner vie, à l’image de ces sénateurs romains, figurants en ombres chinoises dont la présence ne se veut pas aussi écrasante que voulue.
Bérénice est seule et le restera, tant elle ne nous fait pas franchir les portes de son monde. Peut-être nous manquait-il quelques clés de lecture pour apprécier cette pièce – il paraît qu’elle ne sont délivrées qu’après plusieurs expériences castelluciennes -, mais il est certain que là, ni Huppert, ni Castellucci, ne nous aura atteint.
Bérénice est à découvrir au Théâtre de la Ville jusqu’au 28 mars.
Avis
Il y avait tout pour plaire, mais il n'en fut pas ainsi. Le Bérénice de Romeo Castellucci reste obscur, un amoncellement d'éléments symboliques difficiles à relier, qui nous égarent dans les méandres d'un esprit impénétrable. Même le jeu de la comédienne Isabelle Huppert ne convainc pas, nous laissant à l'extérieur jusqu'à la dernière minute.