À l’Ouest est une chronique familiale tendre, drôle et bouleversante qui nous plonge au sein d’une fratrie endeuillée.
À l’Ouest était l’un de nos espoirs pour cette nouvelle édition du Festival OFF. Et pour cause, le précédent spectacle du collectif Bajour, L’île, avait fait partie de nos pépites du OFF en 2021 ! Nous avions en effet adoré cette création drôle, impertinente et absurde, dans laquelle des comédiens remarquables s’abandonnaient totalement au plaisir de jouer ensemble.
Nous étions donc impatients de les retrouver ! Et dans cette toute nouvelle création, c’est au sein d’une fratrie endeuillée qu’ils nous plongent. Un spectacle à l’écriture collective qui incarne la vie dans ce qu’elle a de plus trivial, de plus beau, de plus cruel. Un moment fort.
Les restes d’une famille…
Ils sont cinq frères et sœurs autour de la grande table en bois de la maison familiale. Ils ont décidé d’y vivre tous ensemble depuis la mort de leurs parents, de créer leur communauté. Tandis que la public s’installe, eux sont déjà occupés à jouer à celui qui gardera une allumette allumée entre ses doigts le plus longtemps possible. Ça les fait rire. Comme lorsqu’ils jouent à se tuer, par le mime, pour se faire taire quand l’un d’eux parle trop. Et c’est vrai que c’est très drôle de jouer ainsi avec le feu, avec la mort… Même le voisin, que Matthias Jacquin parvient à rendre inquiétant juste ce qu’il faut, s’y met !
Oui car, depuis qu’il est venu se présenter et faire connaissance avec cette famille dans une scène divine où l’humour se teinte de burlesque, il ne les quitte quasiment plus. C’est surtout parce qu’il est tombé amoureux d’Esther, « la déesse d’à peu près tout ». Elle aussi est sous le charme. Mais elle est terrifiée alors son corps fait tout pour éviter de prendre la direction que lui ordonne son cœur. Asja Nadjar est parfaite dans ce rôle de funambule des émotions.
« Peut-on construire un avenir, si sous nos pieds le passé se dérobe ? »
Les émotions, ce n’est pas non plus ce qu’il y a de plus simple à gérer pour Yan qui pique parfois de violentes colères. Incarné par Julien Derivaz, il se balade tout le temps avec son magnétophone pour empêcher les souvenirs de se perdre. « Garder des traces, ça permettra de donner un peu plus de sens. » Pour Hugo, le pitre de la bande, formidablement interprété par Georges Slowick, c’est la flûte l’exutoire. Ce personnage terriblement attendrissant vient rendre l’atmosphère plus respirable.
Du rire au larmes
Soudain, la scène est plongée dans un noir profond, laissant résonner le bruit de plus en plus envahissant d’un feu rapidement devenu brasier. Quelques instants de trouble face au drame annoncé et déjà en chemin. Et puis le faisceau d’une lampe torche éclaire alors le vide, l’absence, le chaos, les présences fantômes, et ce garage resté intact. Un tableau fascinant, presque mystique. Nous voilà dans l' »après ». Après le drame venu consumer leur bonheur.
La temporalité vole ainsi en éclats pour faire s’entremêler, tout au long de la pièce, la vie et la mort ; les souvenirs d’un quotidien fait de légèreté, de complicité, d’insouciance, et la réalité d’un présent réduit en cendres, d’un drame auquel il faudra désormais survivre.
Un réalisme saisissant
On est immédiatement saisi par le jeu très « vrai » de ces comédien.ne.s dont on jurerait qu’ils partagent un véritable lien fraternel. On retrouve ainsi la signature de collectif : ce plaisir à jouer ensemble, cette complicité naturelle qui unit des personnages magnifiquement incarnés. C’est beau à regarder, c’est prenant et bouleversant de justesse.
Alexandre Virapin aborde ici avec le talent qu’on lui connaît le rôle du frère aîné aux failles soigneusement dissimulées sous une présence en apparence solide et rassurante. Tous et toutes sont très attachant.e.s, et notre cœur se serre à bien des moments. Comme dans cette scène poignante où le déni dans lequel se réfugie Eliza – vibrante Julie Duchaussoy – à l’annonce de la mort de deux des siens rend son discours insensé, absurde. Des instants où l’humour ne peut plus rien dissimuler ni sauver ; où la vie se fige.
Un réalisme porté par la mise en scène de Leslie Bernard et Matthias Jacquin qui s’articule autour d’un décor composé de deux espaces principaux : la grande table en bois autour de laquelle la fratrie se réunit, et le garage aux allures de sanctuaire dans lequel Yan conserve tout ses précieux enregistrements. Et on se sent privilégié d’être témoins de ces instants au creux desquels la vie tourbillonne. Même si l’on perçoit peu à peu les dysfonctionnements des uns et des autres, comme autant de volcans en sommeil.
À l’Ouest, dramatiquement beau
Seule la représentation à l’état de fantômes des deux défunts, exercice toujours un peu périlleux, est venue nous perdre. Cela donne lieu à quelques scènes confuses et créé un décalage pas forcément heureux avec la tonalité très réaliste de l’ensemble du spectacle. Nous aurions préféré que leur présence soit subtile, suggérée ; qu’elle se laisse deviner par les réactions des autres membres de la famille. De même, la révélation de l’origine du drame nous a semblé manquer de contexte pour être suffisamment convaincante.
Hormis cela, À l’Ouest nous a donné à vivre des moments de théâtre comme nous en avions rarement vécus, notamment d’un point de vue esthétique. En effet, certaines scènes sont d’une beauté glaçante. À commencer par celle de l’incendie, littéralement apocalyptique, qui nous a laissés sans voix. Ou encore le spectacle de désolation de cette vie de famille légère et joyeuse soudain recouverte par les cendres.
Une beauté terrible que l’on retrouve aussi dans ce lien qui unit et emprisonne ces êtres tout à la fois. Dans ce passé qui les sauve tout autant qu’il les condamne. Et dans ce feu avec lequel ils jouent d’abord et qui ravage tout ensuite, jusqu’à n’être plus qu’une flamme vacillante à la lueur de laquelle la vie tente de subsister pour ceux qui restent…
À l’Ouest, du collectif Bajour, mise en scène Leslie Bernard, Matthias Jacquin, avec Leslie Bernard, Julien Derivaz, Julie Duchaussoy, Matthias Jacquin, Asja Nadjar, Adèle Zouane, Georges Slowick & Alexandre Virapin, se joue à La Manufacture, du 7 au 24 juillet, à 11h20 (relâche les mercredis).
Avis
Le collectif Bajour a l'art d'entremêler le réel et le fantasmé, de nous parler de choses profondes sans en avoir l'air, de jouer avec l'ambivalence. Les comédiens sont brillants et parviennent à nous parler de la mort avec une vitalité brûlante. De ces spectacles que l'on n'oublie pas.