Je vole… et le reste je le dirai aux ombres nous plonge, à travers des souvenirs réels et fantasmés, dans la psyché du tueur de Nanterre.
« Parfois, tout se joue en une seconde. Et cette seconde-là, c’est toute ta vie. » Je vole… et le reste je le dirai aux ombres se situe justement là, dans l’espace de cette seconde. La seconde qui a précédé le geste de Richard Durn, le 28 mars 2002 à 10h20. À cet instant précis où celui que l’on surnomme le tueur de Nanterre se jette par la fenêtre de la salle d’interrogatoire du 36 quai des Orfèvres.
Et c’est à partir de souvenirs réels et d’autres fantasmés que la pièce de Jean-Christophe Dollé habite l’instant vertigineux de cette chute. Un thriller époustouflant, aussi bien dans la forme que dans le fond. Et une expérience théâtrale inédite.
Une plongée au cœur de la folie individuelle
C’est en pleine campagne présidentielle, lors d’un conseil municipal à Nanterre, que Richard Durn avait sortit son arme et assassiné huit élus, en blessant dix-neuf autres. Et il n’y a évidemment dans cette pièce aucune volonté de chercher à excuser cet acte barbare. En effet, l’exploration de ce journal intime a pour ambition de proposer des pistes pour nous aider à comprendre comment un être aux prétendues aspirations humanistes a pu basculer ainsi dans l’horreur. Et de s’interroger sur la limite entre la fiction et le réel.
Ainsi, les personnages du quotidien de Richard Durn se succèdent, se mélangent, s’entrechoquent, sur scène et dans son esprit. Tous sont convoqués dans l’espace de cette seconde. Et chacune de ces rencontres propose un nouvel angle de vue, une réinterprétation possible du drame intérieur qui s’est joué avant le massacre.
Une mise en scène cinématographique
Sur scène, seul l’esprit de Richard Durn est présent. Il est matérialisé par une cage en verre depuis laquelle se fabrique le spectacle, sous nos yeux. C’est de là qu’émergent les différents personnages, les différents lieux d’action. Mais aussi les musiques, et quelques effets de magie (par Arthur Chavaudret) totalement bluffants.
Le dispositif scénique très travaillé, est d’une grande originalité. Et il est appuyé par un univers sonore particulièrement riche, qui contribue à maintenir un climat de tension permanent, comme jamais encore nous n’en avions expérimentés au théâtre. On se prend même parfois à oublier que nous ne sommes pas au cinéma. Voix amplifiées, effets de résonance et d’échos nous donnent l’impression de pénétrer l’esprit torturé de cet homme. Et c’est une sensation assez troublante.
Des comédiens brillants
Si la pièce est aussi réussie et efficace, le talent de ses trois comédiens n’y est clairement pas pour rien. En effet, Julien Derivaz, JC Dollé et Clotilde Morgiève sont épatants. Ils interprètent à eux seuls, et avec beaucoup de finesse et de précision, toute cette galerie de personnages.
La mère de Richard Durn, la vendeuse d’arme, le professeur d’art dramatique, l’amoureuse de Bosnie, l’adjointe au maire… Les comédiens se changent, enfilent une perruque, prennent place dans un espace nouveau à mesure que les souvenirs défilent. Le passage de l’un à l’autre s’opère sous nos yeux, et pourtant, tout se fait avec une telle fluidité que l’on remarque à peine ces transitions.
Situer l’instant où tout bascule
De douces mélodies de boîtes à musique sont soudain remplacées par des sons froids et angoissants ; les lumières s’assombrissent ou s’éteignent ; des musiques de génériques de dessins animés s’entremêlent à des extraits sonores de journaux télévisés ou de témoignages… Autant de manières ingénieuses et formidablement efficaces de traduire les instants de basculement. De créer dans notre esprit une sensation de confusion semblable à celle que l’on imagine dans celui de Richard Durn.
Et le son du métronome, tel le tic-tac d’une bombe, amène la tension à son paroxysme. Jusqu’à un dénouement cauchemardesque, rendu avec une puissance qui nous fige littéralement. Je vole… et le reste je le dirai aux ombres fait partie de ces spectacles impossibles à oublier. Tout simplement brillant.
Je vole… et le reste je le dirai aux ombres, de Jean-Christophe Dollé, avec Julien Derivaz, JC Dollé, Clotilde Morgiève, mise en scène par Clotilde Morgiève et Jean-Christophe Dollé, se joue au Théâtre des Gémeaux, à Avignon, du 05 au 28 juillet 2019 à 10h. Relâche le 10, 17 et 24. Puis en Île-de-France de janvier à mars 2020.
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