Le Donjon de Naheulbeuk : l’Amulette du Désordre, adapté de la série audio éponyme de 2005, est un T-RPG, ou tactical-RPG, au tour par tour développé par Artefacts Studio et édité par Dear Villagers. Est-il un de ces énièmes produits dérivés ou une proposition ludique qui va au-delà de son simple statut d’adaptation ? La réponse est quelque part entre cette phrase et la note.
Le Donjon de Naheulbeuk : L’Amulette du Désordre en aura mis du temps pour trouver la porte de sortie de son développement. On en parlait déjà à la Gamescom 2014, on en parlait ici même dans une preview en 2015 et pourtant c’est bien jusqu’au 24 septembre 2020 qu’il aura fallu l’attendre, et même un peu plus tard pour les versions consoles. Un travail au long court dont l’on sent heureusement les fruits dans le jeu final.
La pâte à donjon
Déjà abordons, passage obligé, la partie visuelle du titre d’Artefacts Studio. Nous ne vous ferons pas tout un laïus sur les aspects purement techniques de cette adaptation, Donjon de Naheulbeuk reste un titre modeste en la matière. Au mieux pourrions nous lui reprocher son framerate à la rue et des temps de chargement longuets compte tenu de ce qu’il affiche. Un défaut certes, mais qui au vu du genre, ne l’entrave pas outre mesure. Notons quand même pour sa défense une vaste gamme d’options d’accessibilité permettant à chacun de trouver son compte. Il est par exemple possible de gérer le volume de la musique d’exploration et de combat indépendamment, ce qui devrait vous donner une idée des efforts consentis.
Là où les qualités se trouvent – se cherchent – c’est surtout dans les décors et animations. Si ce donjon magique reste un donjon, avec son lot de murs de pierre, de torches et des poutres en bois apparentes, le jeu arrive à proposer différentes ambiances visuelles comme musicales et se trouve même une plutôt bonne utilisation de la profondeur de champ. Voir la terrasse du premier étage en contrebas plusieurs étages plus haut fait son petit effet.
Un peu comme dans Prey et sa station Talos I, l’on ressent dans Naheulbeuk un certain sens de la proportion, une certaine présence et cohérence de l’espace de jeu, de son agencement et de ses proportions. Que ce soit l’extérieur du donjon aperçu dans le menu principal ou ce millefeuille d’étages, le donjon du Donjon de Naheulbeuk est une belle réussite.
Enfin, si l’ensemble de la mise en scène reste extraordinairement statique (nous y reviendrons), les animations, celle de marche de chacun des membres du groupe et celle de combat, sont expressives et retransmettent bien la personnalité de chacun, en plus de donner ce qu’il faut d’impact pour un jeu au tour par tour. Ajoutez à cela les petites répliques souvent croustillantes des combats et vous avez un enrobage convaincant. Sans être une bombe artistique et malgré quelques rares charadesigns douteux, l’ensemble retransmet bien – mieux que la BD par exemple – l’univers de Naheulbeuk et ce qu’il peut avoir de maladroit et drôle dans cette bande d’aventuriers pas très douée.
Des choses à dire… et à redire
Là où beaucoup attendait ce Donjon de Naheulbeuk, c’est aussi sur sa plume, son écriture et dans une certaine mesure son fan service. On calme toutefois vos ardeurs, ce n’est pas ici la plus brillante réussite du jeu.
Déjà, et cela se voit particulièrement sur toutes les sections narratives et autres blagues reprises presque telles quelles de la série audio, l’humour de Naheulbeuk – et ce exactement comme dans les BD – ne fonctionne pas toujours très bien sous d’autres formats que celui initial. La faute ici à des répliques qui se suivent, les unes à la suite des autres, sans que la parole des uns ne vienne se superposer à la parole des autres. Additionnez cela à l’absence de mise en scène des dialogues – ses personnages statiques et cette caméra planante – et vous obtenez un résultat souvent un peu mou. Les engueulades ne ressemblent pas à des engueulades ni ne sonnent comme des engueulades. Le texte seul ne peut pas toujours faire mouche si le bon rythme ne lui est pas donné. Surtout qu’il n’est pas rare qu’il s’écoule quelques étranges secondes de silence en début et fin de dialogue.
Ces soucis de mollesse narrative, on peut aussi les imputer au résultat très inégal du jeu sur certains aspects associés. Les sections inédites sont souvent largement plus drôles que les parties resucées de la saga mp3, qui souffre sans doute de la comparaison. Dans le même rayon, on note aussi les doublages. Le souci ne vient pas systématiquement du nouveau casting, Jacques Chambon et Franck Pitiot – respectivement Merlin et Perceval dans Kaamelott – font ici un excellent travail alors qu’ils ne faisaient pas partie du casting historique de la série audio. A contrario d’autres nouveaux venus, sans doute largement plus amateurs, sont très loin de se fondre dans la masse.
Pour ne pas citer de nom, les guest “youtubers” sont corrects pour l’un, mais absolument raté pour l’autre. C’est dommage puisque le plus mauvais des deux est également le plus présent. L’elfe aussi est un bel exemple de bourde, si dans la série audio elle tenait déjà un sacré rôle de gourde, ici les curseurs de l’aigu semblent encore un cran au-dessus.
Le personnage de l’elfe est sans doute celui qui souffre le plus de ces contretemps dans les dialogues, de ces changements de rôles et de ce nouveau format, elle n’a jamais semblé aussi bête, alors même qu’elle n’a jamais été finaude. Y voir de la misogynie reste la vue de l’esprit de certains, mais concédons au moins qu’il s’agit du personnage qui souffre le plus de la comparaison dans cette adaptation, là ou le ranger – très justement doublé par Chambon – est presque au-dessus de ce que la série audio pouvait proposer, même si encore une fois, le format dessert le naturel des échanges.
Si le jeu s’avère sympathique à suivre, c’est après une petite dizaine d’heures d’introduction très laborieuse. On met un certain temps avant de se reconnecter avec une partie des personnages. Heureusement, passé un cap, l’histoire est plutôt plaisante, souvent drôle dans ses quelques saveurs kaamelott-esque, bien que très routinière et parfois cousue de fils blancs.
Gang of Naheulbeuk
S’il y bien un point cependant où l’adaptation tient toutes ses promesses et transpose habilement la saveur de la série audio, ce sont ses combats et son aspect RPG. Si les grandes lignes de son gameplay tactical pourront rappeler Xcom, la réalité est que L’Amulette du Désordre rappelle plus la baston de rue, comme une sorte de tactical de la galère. Entre les échecs-critiques, les glissades sur des flaques de bières ou encore les fabuleux lancers de nain (des mines), on retrouve bien le côté foutraque et désorganisé que nous donnait à imaginer l’univers audio de Pen of Chaos. D’ailleurs une multitude de pouvoirs et autres compétences qui font la richesse du tout embrassent directement le folklore de la saga mp3.
Chaque personnage, au nombre de 6 pour la team historique, plus un septième compagnon qu’il vous faudra choisir parmi 3, sont caractérisés certes, narrativement et visuellement, mais surtout en termes de gameplay et de build. Chaque brique prolonge l’autre jusqu’au gameplay. Le prétexte même du jeu justifie la montée en puissance de notre groupe d’aventuriers et même leurs morts et retours systématiques. Bref, on sent un certain soin pour imbriquer le tout et ce par le prisme du gameplay.
T’as vu mes chaussettes ? C’est du mithril.
Plus concrètement, abordons les systèmes d’équipement et de progression avant de passer à l’aspect tactique de la proposition.
Dans L’Amulette du Désordre chaque aventurier, comme une classe, a un set d’équipement propre, c’est-à-dire que vous ne pouvez pas mettre une armure de Ranger à l’Ogre et vice versa. Chacun dispose de tout un tas d’emplacements, du casque jusqu’aux jambières en passant par un bouclier et une arme secondaire – type un arc pour le barbare ou une arbalète pour le voleur. Ces emplacements permettent une personnalisation statistique et une sur-spécialisation assez limitée puisque comme dit plus haut, les loots sont spécifiques aux classes, c’est rare que l’on ait à comparer plus de 2 équipements.
Ce système d’armure et d’arme, même s’il propose des embryons intéressants – comme des armes magiques aux propriétés uniques –, reste un déguisement pour une progression très linéaire et peu impliquée du personnage. Là où le joueur a cependant une belle marge de manœuvre pour lui-même sur-spécialiser une classe, c’est sur les 2 emplacements d’anneaux, le slot d’amulette ainsi que la ceinture. Ces objets n’ont pas de dépendance ou de prérequis – sauf très rare exceptions pour la magicienne -, c’est donc au joueur de savoir à qui les attribuer parmi les 7 membres de son groupe. C’est dans ces 4 emplacements que se cache la petite profondeur du système d’équipement.
Bien que l’on pourra regretter des objets légendaires trop peu variés ou manquant d’effet magique – chaque personnage a approximativement un set qu’il est donc logique d’équiper peu importe son build -, il faut reconnaître que le tout trouve un équilibre satisfaisant avec ces 4 emplacements transversaux. Ne pas limiter certaines pièces d’armures aux classes aurait sans doute allongé de façon désagréable un menuing déjà conséquent. Certainement aussi que l’étendue limitée du jeu – bien que respectable – l’empêchait de développer des systèmes d’équipement au très long cours.
Donjon et Naheulbeuk font bon ménage
Pour comprendre pourquoi on aime beaucoup les skills trees du Donjon de Naheulbeuk, il faut en revenir à une question simple : qu’est-ce qui fait une gestion des compétences intéressante ? Pour ça on a fait une petite liste :
- Moins de points de compétence que de compétences
- Des choix spécialisant exclusifs les uns des autres
- Des compétences imbriquées et complémentaires
- Des talents qui influent sur la façon d’utiliser son personnage et pas uniquement basés sur de pures notions d’efficacité
- Et enfin des compétences qui viennent complexifier et non automatiser – ce qui implique de ne pas avoir volontairement créer des points de pénibilités inutiles…
Naheulbeuk répond à tous nos critères, même s’il existe bien un volet très statistique à sa progression, une grande partie de celle-ci passe par un arbre de talents actifs et passifs. Le seul reproche que l’on pourrait lui faire est de plus permettre la monter de niveau passé le niveau 10, rendant les récompenses d’XP inutiles vers la fin du jeu. Donner des points stats, sans les points talents n’aurait à notre avis pas cassé l’équilibre du challenge tout en permettant au joueur de rester un minimum investi jusqu’au bout de l’aventure.
Dans le Donjon de Naheulbeuk vous êtes contents de passer de niveau parce que le ressenti est immédiat. Quand nous avons remis à zéro la progression de nos personnages, un peu avant le milieu de l’aventure grâce à une potion dédiée, et que nous avons réinvesti nos points plus consciemment, la différence s’est tout de suite fait sentir. Nous avions beau avoir augmenté la difficulté, le jeu n’était pas plus dur, simplement parce que nos builds étaient plus cohérents grâce à ce que nous avions appris durant notre petite vingtaine d’heures. Bref, la partie RPG n’est pas négligeable et recèle assez de richesses pour tenir en haleine la petite cinquantaine d’heures qu’il nous aura fallu pour voir le bout du 100%.
Baston !
Le système de jeu au tour par tour de Naheulbeuk est construit sur deux piliers, les échecs critiques et le positionnement. Contrairement à beaucoup de jeux du genre, votre proportion à rater de façon spectaculaire est plutôt élevée comparativement. Pas au point d’être frustrant ou trop dur, mais au point de le notifier tout de même.
À chaque échec vous remplissez une jauge, sorte de bénédiction du dieu Mankdebol. Cette barre donnera accès à 4 pouvoirs demandant une énergie croissante pour être utilisés. Votre barre d’énergie pleine, à savoir les 4 crans de celle-ci remplit, vous donne le droit d’utiliser une fois le pouvoir 4 ou 2 fois le pouvoir 2 par exemple, sachant que cette énergie est conservée entre les combats. De notre côté c’est particulièrement le premier cran que nous avons beaucoup utilisé puisqu’il permettait de jouer une action de plus pour le personnage sélectionné. Non seulement ce système permet d’illustrer, comme dit plus haut, l’esprit Naheulbeuk, mais ajoute à l’occasion une dimension stratégique et resource management assez intéressante en plus d’être une mécanique qui réfléchit sur un point assez important de ce genre de jeu : les coups ratés avec 90% de chance de toucher.
Le second aspect est le positionnement. Déjà, vous trouverez dans les arènes nombre de couvertures, barils et autres pièges mortels, mais plus que cette composante environnementale, il y a la présence de bonus de différents genres, mais en premier lieu de précision, pour les personnages adjacents ou attaquant le même ennemi. Cumuler à cela une prise en compte de l’orientation du personnage pour déterminer ses chances de toucher ainsi que le cône d’effet de ses attaques d’opportunité et vous obtenez une multitude de systèmes qui synergisent et mettent une belle emphase sur le jeu en groupe.
L’Amulette du Désordre est un jeu profond qui, même sur sa belle longueur, propose une montée en puissance du joueur de pair avec sa compréhension des systèmes et subtilités. La difficulté plutôt corsée suit le même tracé. Si le début se fait dans la douleur (même en normal), une fois le jeu appréhendé on vous conseillera de monter la difficulté pour profiter au maximum des combats. Le jeu a la bonne idée, malgré des éléments persistants entre les combats comme la vie ou l’énergie de Mankdebol, de proposer des affrontements qui ont une valeur en eux-mêmes, et ne sont pas qu’une épreuve d’endurance. L’épreuve, dans le Donjon de Naheulbeuk, c’est le combat – les affrontements les plus tendus peuvent être sacrément longs. Un ensemble de doctrines qui font que le titre ne perd jamais l’intérêt du joueur en lui donnant toujours quelque chose à penser, de la composition de son challenge, à sa profondeur de jeu en passant par la variété de ses situations… Artefact a fait un VRAI bon jeu vidéo.
Saucisse, Donjon et Naheulbeuk
Un souci malheureusement récurrent du genre que l’on pourrait de la même manière retouver dans Naheulbeuk, est que l’utilisation d’un objet coûte un point d’action ce qui rend l’utilisation de beaucoup d’entre eux caduque par la même occasion. Seuls quelques objets très puissants restent plus valables à utiliser qu’une attaque, une habilité ou un sprint. Les bombes de glace ou les potions de soin majeur sont bien utiles le moment venu, le reste est un débarras qui remplit l’inventaire sans être réellement utilisable.
L’écueil est assez regrettable quand à côté de cela tout semblait bien en place. Chaque personnage est équipé d’une ceinture sur laquelle peuvent être accrochés des objets. Avec trois emplacements vous pouvez par exemple opter pour une potion de vie, un brocoli qui guérit l’empoisonnement ainsi qu’une potion légendaire de chance donnant un bonus de coups critiques. Ces objets sont alors utilisables durant le tour du personnage moyennant son point d’action, sachant que vous disposez d’un point d’action et d’un point de mouvement par tour. Dans ce cadre là peut-être aurait-il été plus intéressant de voir les objets comme une ressource à utiliser de façon optimale qui ne demanderait pas le sacrifice de notre unique point d’action, ou alors de pouvoir également utiliser un objet avec un point de mouvement. Cela aurait encore densifié les possibilités stratégiques. Paradoxalement le plus gros souci des consommables n’est pas leur aspect unitaire, mais bien la faible capacité que l’on a à les utiliser en jeu.
Malgré ces écueils, ne vous y trompez pas, L’Amulette du Désordre reste un titre bien meilleur que ce qu’il aurait pu se contenter d’être. Artefact Studio et Dear Villagers ont d’abord fait le choix d’un vrai T-RPG, un choix qui coupe court aux habituelles adaptations médiocres dont le jeu vidéo est souvent la proie. Le Donjon de Naheulbeuk est parfois même un meilleur jeu qu’il est un produit dérivé, le genre de défaut que l’on aimerait voir plus souvent. Et dire qu’on ne vous a même pas dit tout le bien que l’on pensait de l’interface !