Votre film, Moonlight, est adapté de la pièce de théâtre In moonlight black boys look blue de Tarell Alvin McCraney, mais il est également inspiré de votre propre vie…
C’est vrai que In moonlight black boys look blue m’a touché, parce qu’effectivement ma mère avait des problèmes de drogues, tout comme le personnage de la mère. J’ai tout de suite pu m’identifier. Cependant, le film et la pièce sont quand même différents en certains points. Ils n’ont pas la même structure. Originellement, ce n’est pas écrit en trois parties et c’est également plus court. La pièce s’arrête au coup de téléphone dans la troisième histoire. Le moment où Chiron revient à Miami pour revoir Kevin, on l’a rajouté.

Comment avez-vous choisi les acteurs ?
On voulait trois personnes différentes pour interpréter Chiron à trois périodes différentes de sa vie. Je ne cherchais pas des garçons qui se ressemblaient, je cherchais juste une essence spirituelle dans leurs yeux. D’ailleurs, si vous regardez l’affiche, ils sont tous les trois connectés par le regard et expriment le même sentiment.
Est-ce qu’ils s’étaient rencontrés avant le tournage ?
Pour moi, chacun des personnages est une personne différente, c’est pour cela qu’on ne les a pas autorisés à se voir. Je ne voulais pas que les acteurs s’inspirent des performances des autres Chiron, je voulais que leur jeu soit unique et personnel. C’était la même chose pour les trois Kevin, car eux aussi se transforment au fil des chapitres. Il n’y a, en fait, que Naomi Harris (la mère) qui apparaît dans les trois histoires. C’était important que quelqu’un soit présent du début à la fin. Elle est en quelque sorte le ciment du film.

Au départ, Naomi Harris ne voulait pas de ce rôle à cause de l’image que ça renvoyait des femmes de couleur. Comment avez-vous réussi à la convaincre ?
En fait je n’ai pas dit grand chose. Je comprends sa position. Je ne suis pas quelqu’un qui croit aux images positives ou négatives, mais aux images productives. On dit la vérité, et peut-être que cette vérité est moche, mais elle est constructive. Je préfère ça plutôt que de fabriquer une idée fausse du bonheur. Certaines personnes m’ont demandé pourquoi j’en mettais autant dans ce film. Il est pauvre, il est noir, il est gay et sa mère prend du crack ! Mais c’est ma vie, tout comme celle de Tarell. Je n’ai donc pas essayé de lui faire changer d’avis, je lui ai simplement expliqué qu’elle ne jouerait pas une droguée, mais qu’elle jouerait ma mère. Elle a décidé de le faire et elle a été fantastique.
Au niveau du montage, de quelle manière avez vous décidé de passer d’un acteur à l’autre ?
On avait cette idée de préambule pour chaque histoire. Au début, vous rencontrez le personnage, mais vous ne savez pas qui c’est ni vraiment ce qu’il se passe. Finalement, on vous donne le nom. Par contre, on a eu un petit souci avec la transition entre la deuxième et la troisième histoire. On ne savait pas avec quel personnage on devait terminer. Chiron ou Kevin ? Finalement, on a réglé le problème en commençant la troisième histoire avec Naomi Harris, donc aucun rapport avec les deux garçons. Je m’en souviens très bien parce que j’étais dans l’avion et j’étais persuadé qu’on allait se crasher. J’envoyais plein de messages à mon monteur pour lui dire quoi faire. Pour ma défense, un ingénieur est passé devant nous avec la boîte noire, et franchement, personne n’est censé voir la boîte noire ! (rires)

La musique a une place importante dans Moonlight, comment avez-vous sélectionné les morceaux ?
J’ai essayé autant que possible de choisir la musique moi même. Par exemple, pour la scène d’ouverture, on entend Every nigger is a star. C’est une chanson que j’ai découverte sur l’album de Kendrick Lamar. J’ai regardé l’histoire qu’il y avait derrière, et c’était en fait une composition pour la Blaxploitation. Je suis alors tombé amoureux de l’idée de commencer mon film en plantant le décor avec ce morceau. C’est un film de noirs, réalisé par un noir, sur des gens noirs dans une communauté noire. Je voulais vraiment être clair sur l’optique du film et j’avais le sentiment d’y parvenir avec cette chanson.
Il n’y a pas de blancs dans votre film, est-ce un véritable choix ou un hasard ?
A vrai dire, il n’y avait pas de blancs dans ma vie jusqu’à ce que j’aille au lycée. C’est pour ça qu’il n’y en a pas dans le film. On aurait dû les inventer pour les mettre dans Liberty City (Miami – Floride), ce qui n’aurait eu aucun sens. Je n’y avais jamais pensé jusqu’à ce que l’on me fasse la remarque. Et effectivement, il n’y a aucun blanc dans mon film. Mais encore une fois, ce n’était pas un but particulier, ni même une intention. C’était simplement une question de fidélité à l’histoire et au monde des personnages.

La question de l’identité est très présente. Est-ce que ça a une importance particulière pour vous, surtout dans la société actuelle ?
L’idée de l’identité n’est peut-être pas le thème principal du film, mais c’est probablement ce qui a aidé Moonlight à toucher un public aussi large. Je pense que c’est ce qui permet à tout le monde de s’identifier. Chacun est sensible à cette lutte pour se définir soi-même. J’adore la citation de Tarell : « Je ne savais pas que j’étais gay avant que quelqu’un ne me le dise. J’ignorais même ce que ça voulait dire. ». Et je comprends ce qu’il veut dire avec ça parce que la société est rapide pour nous mettre dans des cases et nous dire qui on est. Le film montre comment cela peut devenir toxique, et ça se manifeste au travers de ce gamin, qui devient ce mec, qui devient cet homme.
Votre mère était à deux doigts de regarder le film, mais elle a finalement renoncé…
Un jour, on a loué un cinéma pour ma mère et ma sœur. Elles étaient censées venir toutes les deux pour découvrir le film en projection privée. Deux jours avant, ma mère a décidé de ne pas le voir, mais j’aurais aimé que ma sœur vienne quand même. Au lieu de quoi elle m’a dit : «t’inquiète pas, on le regardera quand il sortira en DVD » ! (rire) Pour ma mère, je peux le comprendre. Elle a eu une vie très dure et c’est difficile de voir quelqu’un jouer votre rôle à l’écran. Je pense que me donner la permission de faire le film c’était déjà beaucoup pour elle. J’espère quand même qu’elle finira par le voir un jour.
Vous avez réalisé Moonlight avec un petit budget, est-ce que vous vous attendiez à un tel accueil du public ?
Je suis assez surpris, mais c’est vraiment génial. J’ai grandi dans le même monde que ce personnage. Une partie du film montre d’ailleurs qu’un garçon qui évolue dans ce milieu n’est pas amené à gagner un Golden Globe ou aller aux Oscars. Peut-être que si… (rires)