C’est votre premier long-métrage et vous êtes sélectionné à la Semaine de la Critique à Cannes. Quel est votre parcours ?
J’ai étudié la communication et le journalisme à l’université de Valle (Cali, Colombie) où j’ai obtenu mon diplôme mention très bien. Ma thèse était le scénario de la Tierra y la Sombra, laquelle fut récompensée en 2012. Durant cette période à l’université, j’ai travaillé sur une dizaine de courts-métrages et de documentaires. J’ai eu plusieurs rôles dans le département photographique et j’ai dirigé un ciné club appelé « Film d’auteur » pendant deux ans.
Grâce à mes travaux, j’ai reçu une bourse de la part de la Fondation Carolina pour les Projets Cinématographiques Ibéro-américains (2013). Les modules Écriture de Script (2009) et Production de Longs Métrages (2013) du Fond d’aide pour le Développement Cinématographique (FDC) de Colombie ont été des aides. Ensuite, j’ai été le grand gagnant des Rencontres du Festival international du film de Cathagène des Indes – FICCI – (2013). J’ai également reçu de l’aide de l’Hubert Bals Fund et de l’Hubert Bals Fund Plus, ainsi qu’une mention d’honneur de la part du Forum de Coproduction Europe-Amérique Latine au Festival de San Sebastian (Espagne).
J’ai dirigé deux courts-métrages : Los Pasos del Agua y La Campana. Ce dernier a obtenu des Fonds de développement de la part de la Colombie. En plus de cela, j’ai été co-scénariste et second assistant réalisateur sur Los Hongos de Oscar Ruiz Navia, long métrage lauréat – entre autres prix internationaux – du Prix Spécial du Jury Cinéastes du Présent du Festival de Locarno. J’ai également travaillé comme assistant de production sur le premier long métrage du même réalisateur, El Vuelco del Cangrejo (Prix FIPRESCI, Berlinale, 2010). Enfin, j’ai été cameraman pour le making-off du long métrage La Sirga de William Vega (Quinzaine des réalisateurs, Cannes, 2012) et c’est moi qui ai réalisé la photographie de Siembra, réalisé par Ángela María Osorio et Santiago Lozano.
L’arrivée du vieux paysan, Alfonso, rappelle l’ouverture du film La Prisonnière du désert de John Ford où John Wayne revient chez son frère après une longue absence. Y-a-t-il une référence ? Au genre du western en général ?
J’aime beaucoup le cinéma de John Ford, mais La Prisonnière du désert n’a pas été une de mes références au moment d’établir les plans du film. C’est évident qu’il y a des similitudes entre ces deux scènes là, j’en ai pris conscience seulement au moment de tournage, alors que je pensais déjà à la scène suivante. Ce n’était pas du tout quelque chose de conscient, vu que nous avons pensé la maison en fonction des plans que nous allions faire. De plus, lorsque j’ai écrit cette scène je n’avais pas encore vu La Prisonnière du désert. En fait, j’ai découvert le film bien plus tard.
S’il y a un film de John Ford que j’ai pu utiliser comme référence dans l’écriture du scénario, c’est les Raisins de la colère, adapté du livre de John Steinbeck. Pour le thème du travail, de l’enracinement, de la lutte et du courage de ces hommes qui travaillent dans les champs. Pour la recherche de la terre promise aussi.
Pour revenir au western, ce n’est pas une référence, car je pense que ce genre génère des codes très différents. Dans la Tierra y la Sombra, je voulais que le protagoniste rentre chez lui après de nombreuses années et qu’il retrouve un environnement très sauvage, hostile. Il ne peut rien faire pour changer cela. Son impossibilité à lutter contre le progrès marque toutes ses actions. Il y a un sentiment permanent de perdition. Son unique solution est de fuir en sauvant le peu qu’il possède de son passé. Durant une grande partie du film les personnages sont confinés, qu’ils soient à l’intérieur de la maison ou dans les vastes labyrinthes des champs de canne à sucre. Cela illustre l’enfermement physique et mental dans lequel ils vivent.
Quelles sont vos influences artistiques ?
J’adore le cinéma d’Andrei Tarkovski et de Robert Bresson. Bien entendu, je n’ai en aucun cas tenté de les imiter à travers ce film. La Tierra y la Sombra fait plus appel aux sentiments qu’aux évènements. J’ai voulu montrer les passions internes qui consument le cœur des personnages et qui les obligent à exprimer de manière subtile des sentiments si profonds qu’eux-mêmes n’ont pas conscience. Cette recherche transparait dans la forme du film, dans la notion de temps propre à chaque scène, dans celle d’espace et de distance entre les corps et les sentiments. Une recherche qui se traduit aussi dans ces actions minimes à l’écran et qui trahissent le fait que quelque chose de plus dense se cache sous la surface. J’aime les films qui percent les mystères du coeur des Hommes. Ces films nous font nous sentir plus humains, même si à la fin on demeure avec plus de questions que de réponses.
Pour les besoins du film, j’ai réalisé avec le directeur de la photographie un dossier contenant plus 1000 images. Et ce, pour que l’ensemble de l’équipe comprennent ce quoi nous cherchions à créer. Parmi ces images, des peintures d’Andrew Wyeth et de Jean-François Millet, mais aussi des photos d’Inta Ruka, d’Alan Lomax, de Lee Jeffries, d’Emmet Gowin ou encore de Helmar Lerski.
La magnifique photographie confère au film une ambiance crépusculaire. De quelle manière avez-vous procédée avec votre chef opérateur, Mateo Guzmán, pour créer une telle atmosphère ? Est-ce exclusivement de la lumière naturelle ?
Ce qui nous a intéressé, c’est de créer une atmosphère non seulement à partir de mots ou des actions, mais surtout à travers les sensations et les sentiments produites par l’image et le son. Pour obtenir ce résultat, il a fallu essayer de capturer l’atmosphère des lieux à travers le langage cinématographique. Une atmosphère qui influence fortement la psychologie des personnages.
Nos principaux outils furent, entre autre, la lumière et la couleur. Tout au long du film on observe un contraste marqué entre l’intérieur et l’extérieur. La pénombre et les cadres fermés propres à l’intérieur de la maison cassent cette sensation de liberté que transmettent les scènes en extérieur. Nous voulions que cette sensation s’engouffre naturellement dans l’image. En observant certains plans inondés par la lumière du soleil, on s’est vite senti pris au piège par cette atmosphère asphyxiante due aux couleurs et aux formes labyrinthiques des champs de canne à sucre (le vert écrasant des feuilles pointues, la désolation couleur café de la terre morte, la limite bleutée du ciel, etc.).
Travailler avec la lumière naturelle pour les scènes d’intérieur a été plus compliqué. C’est pourquoi nous avons décidé avec la directrice artistique et le chef opérateur de bien réfléchir sur la distribution des espaces, sur la position de la caméra dans chaque scène, les mouvements des personnages à l’intérieur du cadre, les objets que nous devions utiliser, les équipements techniques nécessaires à chaque département…. Nous nous sommes préparés pendant des années avant d’entamer la production du film. On a supervisé la construction de la maison tout du long. On a agrandi les pièces, corrigé l’emplacement des fenêtres et créé des murs amovibles pour nous déplacer plus facilement.
Nous avons travaillé avec des touches de clair-obscur pour filmer l’intérieur. La maison devait témoigner des bouleversements physiques et émotionnels des personnages. Mais nous ne voulions pas que tout soit complètement sombre. C’est pourquoi dans les scènes d’intérieur il y a des objets qui renvoient des reflets brillants à l’image. Le but étaient d’amener un peu de vie dans cet espace.
Pouvez-vous expliquer votre utilisation des plans séquences ?
Je voulais privilégier l’observation. Quand on se concentre sur le drame familial et ses conflits, le plus important est de faire ressentir cette distance entre les corps et les sentiments des personnages. Cette prise de position nécessitait d’avoir recours à un dispositif qui obligerait les personnages à partager le même temps et le même espace en dépit du manque de communication entre eux. Cette incommodité spatiale génère des confrontations entre les passions et les sentiments qui au fur et à mesure se révèlent. L’utilisation de plans séquences était une évidence pour retranscrire cette idée. Certains d’entre eux sont très statiques, ce qui rend encore plus palpable l’enfermement physique et émotionnel et justifient l’action des personnages dans le cadre.
Nous voulions des plans qui permettent au spectateur de vivre le temps de l’action, de ressentir ce que ressentent les protagonistes. Ces plans proposent plusieurs strates de lecture, j’espère avoir réussi à mettre en exergue la profondeur des sentiments.
Seulement deux des actrices du film ont joué auparavant. Pourquoi avoir choisi des acteurs non-professionnels ?
Seule la plus jeune est une actrice professionnelle. La deuxième, un peu plus âgée, a beau n’avoir aucune formation, elle est très familière du milieu théâtral. Les hommes présents à l’écran n’avaient jamais joué avant cela et pour ce qui est des coupeurs de canne à sucre, ce sont de véritables coupeurs dans la vie.
C’est un film qui impose une telle charge dramatique sur les épaules des acteurs qu’au début je voulais travailler avec des professionnels, mais ce fut impossible de le faire en Colombie, car aucun comédien ne correspondait. Le talent d’interprétation, seul, ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse c’est la vérité des corps : les mains consacrées au travail de la terre, les traces du soleil sur les visages, les voix qui emplissent les champs chaque jour.
C’est pourquoi j’ai finalement choisi de travailler avec des gens de la région qui n’avaient aucune expérience en tant qu’acteur. Je crois que ces corps, ces voix, apportent une force, une identité singulière aux personnages.
Comment les avez-vous préparés au tournage ?
Pour obtenir le résultat recherché, il a fallu entamer une vraie préparation en amont du tournage. Nous avons surtout travaillé avec les cinq personnages de la famille. La préparation a été orchestrée par la célèbre coach brésilienne Fátima Toledo. Son travail sur les acteurs fut impressionnant. Elle a mis en place un plan d’attaque que nous avons appliqué en cinq semaines. Sa méthode consiste à utiliser la mémoire sensorielle de chacun, c’est-à-dire de rendre les acteurs plus conscient des émotions et des sentiments qu’ils ressentent pour mieux les utiliser une fois sur le plateau. À aucun moment elle ne leur a montré le scénario. Nous avons juste repris ensemble quelques scènes spécifiques lors des derniers jours de préparation. Même si la coach n’était pas présente durant le tournage, son aide a été fondamentale. Elle a fourni des outils aux acteurs, mais aussi à moi.
D’ailleurs, moi même je n’ai pas montré le scénario aux acteurs sur le tournage. Chaque jour nous tournions les scènes à partir de rien. Je leur expliquais la scène, leur fournissais quelques répliques à connaître par cœur et ils devaient les adapter a leur façon de parler et de penser. Ensuite, j’essayais de trouver le moyen d’établir des connexions émotionnelles entre le ressenti des personnages et d’éventuels épisodes similaires qu’ils auraient pu vivre dans leur propre vie. Nous avons répété que très peu les scènes avant de tourner. Chaque scène témoigne d’une recherche constante. Parfois nous avons dû refaire la même scène un grand nombre de fois pour obtenir ce que je voulais. Il n’y avait pas beaucoup de place pour l’improvisation, seulement quand je voyais qu’ils avaient trouvé quelque chose à l’intérieur d’eux-mêmes, quelque chose qui les ferait jouer avec le cœur.
Finalement, tout a fonctionné comme prévu. Nous avons fini par tous bien nous connaître et à se confier les uns aux autres. Nous sommes devenus une vraie famille. Toutes ces émotions ont fini par créer des liens entre nous.
Enfin, avez-vous une idée de l’histoire de votre prochain film ?
En ce moment, j’écris le scénario de mon deuxième film. Je veux écrire sur la violence dans mon pays, à quel point notre société est devenue insensible. Mais je prévois de parler de cela à travers le point de vue de morts. Des personnages qui ont emprunté le chemin du ciel. Je veux rendre compte de la destruction, des corps et des âmes, causé par les horreurs de la guerre.