Près de 35 ans après le chef-d’oeuvre d’Alan Moore & Dave Gibbons, 10 ans après l’adaptation cinématographique de Snyder, Damon Lindelof et HBO s’allient pour un pari impossible. Watchmen est enfin là,pour notre plus grand plaisir.
Après la célèbre Lost, et surtout The Leftovers qui aura marqué le petit écran, Damon Lindelof réalise un rêve d’enfant : adapter Watchmen. Pierre angulaire de la pop-culture, le chef-d’oeuvre de 1985 était une œuvre politique, adulte, audacieuse et subversive. Sous le prisme d’une enquête en lien avec des super-héros, Alan Moore traitait d’une Amérique uchronique en pleine Guerre Froide, obnubilée par la course vers le nucléaire. Un récit désabusé, déconstruisant le mythe du super-héros de manière totalement inédite, et questionnant la légitimité de ces êtres tourmentés portant des masques.
Qui dit adaptation pour Lindelof ne dit pas transposition. Désireux de respecter l’œuvre de base telle une Bible, l’approche de la série est toute autre. Situant son récit (majoritairement) en 2019, ce Watchmen 2.0 se situe donc 35 ans après les évènements du roman graphique. Dr Manhattan a disparu dans le cosmos, la Guerre Froide n’est plus, Adrian Veidt est déclaré décédé, Robert Redford est président et les vigilantes costumés sont emprisonnés. Les choses ont changé, et qui dit suite ne dit pas non-originalité ! Lindelof souhaite faire un « remix », et apporter sa pierre à l’édifice. Exit la Grosse Pomme, bienvenue à Tulsa dans l’Oklahoma.
S’ouvrant sur une séquence mémorable du massacre de Greenwood en 1921 (un évènement réel, où un quartier prospère afro-américain fut exterminé par le Ku Klux Klan), la série annonce cet ancrage en lien avec l’Histoire des États-Unis. Ayant bien compris que Watchmen est en son cœur une peinture de l’Amérique contemporaine, Lindelof aborde le sujet des tensions raciales en filigrane, en écho à divers éléments qui définissent le climat politique actuel des USA (quelques recherches sur Trump ou les émeutes de Charlottesville corroboreront tout ça). Ces parallèles se font sentir dès le pilote où nous apprenant qu’une secte de suprémacistes dénommée la 7e Kavalerie est littéralement en guerre contre les forces de police, obligées de porter des masques afin que leur identité civile ne soit jamais divulguée.
Who Watches the Watchmen ?
Dans ce 2019 soit disant en paix, où les descendants de victimes de racisme sont indemnisées, où le personnage central de la série est une femme noire, il serait facile de dire que la série suit un agenda facile et bien-pensant. Ce n’est évidemment pas le cas : d’un postulat de base où les gentils policiers costumés aux noms badass (de Looking Glass à Red Scare, en passant par Pirate Jenny) affrontent un Kux Klux Klan nouvelle génération porteurs de masques de Rorscharch, le récit et le propos se révèlent plus touffus qu’il n’y parait. A l’instar de son modèle, un évènement perturbateur surviendra, déclencheur d’une histoire aux rebondissements et révélations variées, où l’envers du décor n’est pas ce qu’il parait.
Plusieurs personnages fouillés aux motivations disparates, intrigue à tiroir où chaque épisode nous porte des réponses et de nouvelles questions, apparitions de symboles mystérieux…la série a tout d’un jeu de piste géant par moments. Mais telle une montre suisse, Watchmen est réellement un récit construit en 9 actes, où tout prend sens une fois l’œuvre entière digérée. Une série exigente certes, qui récompense l’investissement du spectateur, mais jamais au détriment du plaisir pour autant.
En prenant comme personnage central Angela Abar (Regina King est impériale), policière costumée du doux nom de Sister Night, la série nous met au plus près du protagoniste découvrant les évènements. On n’hésitera pas à adopter également le point de vue d’autres personnages. Parfois pour quelques minutes (Jeremy Irons s’amuse comme un fou en Adrian Veidt, pour les moments les plus savoureux et WTF de la saison) voire un épisode entier (où on pourra par exemple retrouver le personnage de Laurie Blake désormais agent du FBI et jouée avec malice par Jean Smart). De nombreuses surprises narratives ponctuent Watchmen, cependant avec une cohérence narrative qui force automatiquement au respect.
Flash-back en noir et blanc digne d’une œuvre de Frank Miller (sans doute la meilleure proposition télévisuelle de l’année), épisode tragique sur le trauma et la peur de s’ouvrir (Tim Blake Nelson y est déchirant), récit d’amour conté par montage alterné…Watchmen surprend et ose ! Construisant son récit et ses personnages en soignant aussi bien le fond que la forme, la série aborde plusieurs sujets avec une finesse de propos que ne renierait pas Alan Moore. Il y a du Leftovers et du Lost indéniablement, dans sa capacité à traiter des personnages humains, meurtris, avec de lourds secrets, dans des environnements que ni eux ni le spectateur contrôlent. La conspiration était au cœur du roman de 1985, c’est également le cas ici.
Du super-héros réellement moderne
En remettant en question la notion du super-héros et ses inspirations mythologiques, c’est une refonte du medium qui s’opère. La simple image de Bass Reeves, shérif porteur d’un masque pour cacher son ethnie et fut l’inspiration du Lone Ranger, est lourde de sens. Et tout comme les contes du Vaisseau Noir (BD fictive dans l’œuvre de base), la série possède également son programme TV super-héroïque fictif qui pastiche le genre. Ultra-violent et stylisé, une mise en abîme lourde de sens qui témoigne de la richesse thématique de Watchmen.
Lindelof étend réellement le cœur de l’œuvre originale à la fois loin dans le passé tout en se projetant vers l’avenir pour questionner le spectateur. Pas de manichéisme, en masquant chaque individu, Watchmen questionne sur la notion de justice dans un monde où on ne sait plus gérer les problèmes que par manipulation des masses.
Faut-il lire le roman graphique pour comprendre et apprécier la série ? Réponse ardue à donner mais qui mérite que l’on s’y attarde. Oui l’œuvre de Moore & Gibbons est culte, et se doit donc d’être lue par tout le monde au moins une fois dans sa vie. Oui le show de HBO s’apprécie encore plus lorsqu’on connait le matériau de base (de nombreux parallèles et easter eggs parsèment les épisodes, et participent au plaisir de la découverte) d’autant qu’elle reprend la fin originelle du comics plutôt que celle amoindrie du film de 2009..
Cependant, ce Watchmen 2019 reste avant tout une histoire construite de A à Z, avec un début et une fin. Un récit auto-contenu qui donne globalement toutes les clés pour l’apprécier et comprendre l’ampleur des évènements qui s’y déroulent. Des rappels sont présents, et chacun est parfaitement caractérisé, permettant d’avoir toutes les clés en sa possession au cours du visionnage. Que l’on soit fan hardcore de Watchmen ou néophyte, il y en a pour tout le monde.
Une fabrication exemplaire
Si le fond est absolument maitrisé, la forme l’est aussi. Loin de l’iconisation appuyée et du graphique (exception du fabuleux épisode 6 avec un parti-pris de mise en scène justifié), Watchmen ancre son monde dans une réalité tangible et palpable. La photographie est nette et précise, et les divers réalisateurs se succédant (Nikole Kassel à Stephen Williams, des habitués de The Leftovers, Vinyl ou encore Westworld) apportent leurs touches tout en restant dans une cohérence de mise en scène, et ce même lorsque des effets spéciaux sont présents (on en dira pas plus).
Mais quelle est donc l’ambiance musicale de Watchmen ? Lindelof s’est offert les services de Trent Reznor et Atticus Ross, grands fans de Watchmen et compositeurs Oscarisés de The Social Network, Gone Girl ou encore 90’s. En résulte une bande-son atmosphérique à souhait, tantôt anxiogène, tantôt émotionnelle à souhait. Un véritable acteur à part entière du show, et une merveille pour les oreilles.
Embrassant à la fois son passé, en reprenant des personnages cultes, souvent de manière surprenante, Watchmen innove. Trouvant sa propre voix et sa singularité, d’ôté de performances d’acteurs au diapason (on se souviendra de Hong Chau en Lady Trieu ou encore de Yahya Abdul-Mateen II dans un rôle très complexe à appréhender), la série n’est jamais celle que l’on croit ni réellement ce qu’on attend. Au contraire, elle nous questionne, nous impressionne et marque par ses idées.
Peut-être pas aussi ballsy que son illustre modèle, HBO et Lindelof ont réussi un pari impossible. Faire une suite cohérente et pertinente qui ne singe pas l’œuvre de base, mais apporte de nouveaux éléments pour proposer un discours pertinent en lien avec notre monde d’aujourd’hui. Sans aucun doute la série la plus surprenante depuis quelques années, on finit le 9e épisode avec l’impression d’avoir digéré un récit dense, riche, et une des plus belles fins que l’on pouvait imaginer.