Avec Peacock, Bernhard Wenger pousse la performance jusqu’à l’absurde, et montre un monde où les sentiments sont devenus des rôles à incarner plutôt que des émotions véritables.
Matthias est comédien à la demande et, à force d’endosser les émotions des autres, il ne ressent plus rien pour lui-même. Ce postulat ancre Peacock dans un réalisme dérangeant puisque ces pratiques d’acteurs « remplaçants » (bien réelles au Japon ou aux États-Unis) gagnent du terrain en Europe. De quoi dessiner une artificialité sociale où les interactions ne sont plus que des performances factices, comme un théâtre surréaliste.

Écrit et réalisé par Bernhard Wenger, Peacock permet au réalisateur d’apposer son regard acéré pour une nouvelle comédie sociale mais satirique. Déjà remarqué pour ses courts métrages, le cinéaste autrichien signe ici son premier long-métrage, brûlot sociétal mais à l’esthétisme feutré. Du grand art bien aidé par la précision millimétrée d’Albin Wildner à l’image, de Rupert Höller au montage et Lorenz Dangel à la composition. Présenté à la Berlinale Panorama, puis primé aux Arcs, le film s’inscrit dans la veine d’un cinéma engagé, lucide et esthétisé, qui n’a pas peur de son aspect malaisant. Nous on adore.
Contemporien
Dans Peacock, Matthias part à la recherche de ses propres émotions quand sa copine le quitte, épuisée par cette absence d’affect. Il tente alors de se retrouver dans une société où toute forme de sincérité semble factice. La narration lancinante épouse alors la dérive intérieure de Matthias, sans jamais forcer l’effet. Pas de voix-off surrexplicative, pas d’exposition, que du vrai cinéma. Ainsi, le film avance par glissements imperceptibles, entre ruptures de tons et scènes de vie étrangement codifiées. Ce qui frappe, c’est moins l’absurdité des situations que leur normalisation : Matthias joue à être vivant et, autour de lui, tout le monde fait semblant d’y croire. L’émotion devient une convention sociale, un réflexe, et le personnage dérive lentement dans cette fausse transparence.

Mais là où réside la force de Peacock, c’est dans son rapport à l’art contemporain, sorte de mise en abyme ultime du paraître, dans un monde où les affects sont performés plus que vécus. Wenger y dénonce une bourgeoisie culturelle qui fait semblant de comprendre les intentions d’un artiste, par convention tacite, sans nécessité. L’adhésion y est automatique, la sincérité absente. Un propos qui n’est pas sans rappeler les métrages de Ruben Östlund, en particulier dans Sans un filtre (Triangle of Sadness), où l’univers du mannequinat et de l’art mondain devenait une mascarade grotesque et cannibale. Comme chez Östlund, Wenger nous présente une illusion collective, terrifiante mais partagée par confort.
Visuellement, le film revendique cette même verve rigoureuse. Cadres fixes, plans larges avec lignes géométriques et lumière voilée, Wenger filme un monde aseptisé, qui rappelle autant la précision clinique d’Östlund, la symétrie de Wes Anderson que les gags silencieux de Jacques Tati. Car c’est notamment dans le détail que réside l’humour, qu’il s’agisse d’un trampoline en arrière-plan, de tatouages ridicules, d’un objet qui glisse légèrement du cadre ou du décentrement de l’image. Un comique discret, déréglé, qui vient accentuer le sentiment de superficialité et fait naître un dysfonctionnement presque poétique au milieu de tout cet académisme délicieux et rutilant de maîtrise.

Pour donner vie à cette beauté narrative et visuelle, la prestation d’Albrecht Schuch est prodigieuse. Son personnage lisse et dénué d’expression oblige l’acteur à pourtant laisser transparaître autant d’émotions contradictoires dans un monde en pleine crise identitaire. Comme dans le postulat du film, Schuch compose un jeu presque méta, permettant au spectateur de s’identifier à ce miroir social. À ses côtés, Theresa Frostad Eggesbø incarne la présence la plus humaine du film, celle qui regarde sans comprendre mais qui sent que quelque chose cloche, utilisée malgré elle.
En bref, c’est en analysant la mise en scène des émotions dans nos rapports sociaux que Peacock interroge notre besoin de tout codifier, y compris l’intime. Bernhard Wenger signe une satire silencieuse qui, finalement, transforme cette quête sentimentale en une performance de plus. Superbe.
Peacock sort ce 18 juin.
avis
Peacock de Bernhard Wenger observe avec une précision folle un monde où l’émotion est jouée comme un rôle. Une satire douce-amère sur l’art contemporain et les faux-semblants du lien social.