Ouistreham s’empare avec brio du roman à succès de Florent Aubenas pour une libre variation sur l’auteur et son sujet.
Ouistreham n’est que le deuxième long-métrage de l’auteur à succès Emmanuel Carrère, qui avait signé l’année dernière un retour très médiatique avec Yoga. L’écrivain y était ainsi confronté à sa méthode, à savoir celle de mélanger récit inventé et autobiographique, où l’évocation de sa vie sentimentale avait fortement déplu à son ex-épouse, n’hésitant pas à réagir très violemment sur la scène publique. Ouistreham, comme une continuité de l’œuvre d’Emmanuel Carrère trahit ainsi brillamment le très fort roman de Florence Aubenas pour livrer une variation réussie sur les limites de l’auteur et de son sujet.
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Ménage et dépendance
Ouistreham n’est ainsi pas qu’un film social. Le long-métrage d’Emmanuel Carrère reprend pourtant les décors et certains personnages issus de l’immersion de Florent Aubenas dans la peau d’une femme de ménage dans le Brittany Ferries, sur les quais de Ouistreham, brillamment racontés dans Le Quai de Ouistreham, sorti avec fracas en 2010. Juliette Binoche, à l’initiative du projet et volontairement en retrait, laisse ainsi toute la lumière à de formidables interprètes amateurs issus de cette classe ouvrière à bout de souffle. Recrutés à même Pôle Emploi, fiction et drame social s’entremêlent ainsi rapidement d’une imposture ici remise au centre du scénario co-écrit par Emmanuel Carrère et Hélène Devynck.
Parce que l’intelligence de cette libre adaptation est ailleurs que celle d’un film social pourtant très fort et trempant de près dans le quotidien morose de beaucoup de travailleurs pauvres. Restituant avec justesse des conditions de travail éprouvantes, des décors de banlieues et de zones commerciales moroses, Ouistreham se trouve habité par une galerie de visages marqués par la vie, rejouant avec grâce des quotidiens qui sont les leur sans aucune fausse note. Un casting qui vampirise la prestation de Juliette Binoche, ici auteure dépendante de sa propre imposture et de ces personnages de papiers qui finissent par prendre bien plus de place qu’il n’en faudrait. Parce que la grande réussite de Ouistreham réside dans l’observation d’un sujet qui dépasse son auteur, dont la frontière entre écriture et réel sera ravageuse.
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Ménage étroit
Ce qui bouleverse dans le long-métrage d’Emmanuel Carrère, et ce qu’avait raté le récent La Fracture de Catherine Corsini, c’est ainsi de confronter deux mondes, qui malgré leur sillage commun n’offrira rien d’autre qu’une vaine expérimentation artistique. Si l’immersion de Florence Aubenas avait alors remis au centre du débat les conditions de travail de ces travailleurs précaires, Ouistreham va plus loin en confrontant l’auteur aux limites de son exercice. Parce que ce récit teinté de réel et cette imposture a des limites bien plus vertigineuses qu’il n’y paraît et que l’addiction à ce mensonge ne laisse personne indemne, le film révèle ainsi sa puissance ravageuse lorsque la vérité éclate et que chacun doit reprendre sa route.
Parce que Ouistreham touche la grâce dans quelques fugaces instants, ceux nous narrant les adieux de l’auteure à ses personnages de papiers avec qui elle a vécu, aimé et partagé tant de solidarité. Le questionnement des limites d’une œuvre et de la distance demeurent ici réellement passionnantes. Emmanuel Carrère, au-delà de signer un vibrant film social, s’empare ainsi brillamment d’une œuvre pour la mener vers ses retranchements les plus troubles. Et de signer un passionnant film sur une imposture nécessaire, dont les personnages demeurent bien plus mortels qu’une œuvre.