Le repas des fauves nous plonge dans un huis-clos ou sept convives ont deux heures pour choisir lesquels d’entre eux partiront comme otages.
Si Le repas des fauves vous dit quelque chose, c’est normal. En effet, la pièce n’en est pas à sa première rentrée, c’est le cas de le dire ! Et si le public est toujours au rendez-vous après 700 représentations, probablement que ses 3 Molières 2011 (Meilleur spectacle du théâtre privé, Meilleure mise en scène, Meilleure adaptation) n’y sont pas pour rien.
Les fauves, c’est ce que vont devenir ces 7 convives lorsque la soirée d’anniversaire qui les rassemble va être interrompue par un officier de la Gestapo. Attention, vous entrez dans un huis-clos prenant !
Quand la soirée d’anniversaire vire au cauchemar
C’est l’anniversaire de Sophie, sensiblement interprétée par Stéphanie Caillol, à l’affiche d’une autre excellente pièce autour de la Seconde Guerre mondiale au dernier Festival d’Avignon, Les marchands d’étoiles. Une soirée est organisée pour l’occasion dans l’appartement bourgeois dans lequel elle vit avec son mari. Dehors, l’armistice vient d’être signé, la guerre se termine doucement.
À l’intérieur, on essaye d’éviter les sujets qui fâchent, d’autant que tous et toutes n’ont pas les mêmes convictions ni idées politiques. Quand André arrive, les bras chargés de cadeaux, bien qu’il n’ait pas été invité, on commence à déceler de petites tension, çà-et-là. Rien de bien méchant. Entre élans de joie, reproches et taquineries, la soirée est animée et plutôt festive. Enfin, jusque-là…
L’écran en fond de scène s’anime soudain et nous fait passer à travers les fenêtres pour nous donner à voir, à coup de dessins animés projetés, ce qui se passe dehors. L’effet de la réalisation graphique de Cyril Drouin est aussi inattendu et audacieux qu’efficace. On y voit deux officiers allemands se faire abattre sous les fenêtres de l’appartement de Sophie, ce qui rend la situation doublement dramatique. En effet, il est risqué de ne pas réagir, mais tenter quoi que ce soit le serait tout autant. Peu de temps après, un officier allemand de la Gestapo frappe à leur porte. La soirée va alors prendre une toute autre tournure.
Un « cadeau » empoisonné
Puisque le coupable de cet attentat n’est pas identifié, deux otages seront emmenés pour chaque appartement de l’immeuble. C’est le prix à payer. Nul besoin de l’expliciter, chacun connaît le sort qui sera réservé à ces malchanceux. Mais, quand l’officier apprend qu’il débarque en pleine fête d’anniversaire et reconnaît le libraire à qui il achète régulièrement des ouvrages, il décide de leur faire « une fleur ». Il leur laisse deux heures pour poursuivre leur soirée… et surtout choisir lesquels d’entre eux se constitueront otages.
Évidemment, c’est une décision impossible à prendre qui confronte chacun à ses peurs, ses angoisses, ses réactions les plus instinctives, et fait peu à peu s’effriter l’amitié. Ainsi, entre manipulations, coups bas, lâchetés, victimisations, mensonges et autres ruses, chacun essaye alors de s’en tirer comme il peut. Et certains se révèlent prêts à tout pour sauver leur peau. Leurs comportements interpellent, nous font réfléchir aussi. Car, forcément, on tente de se projeter dans cette situation à peine imaginable, face à ce choix terrible qui les transforme soudain en bêtes féroces.
« J’aime mieux vivre avec un cadavre sur la conscience qu’être un cadavre sur la conscience de quelqu’un. »
En effet, bien confortablement installés dans le fauteuil d’un théâtre, face à une fiction, il est facile d’avoir des certitudes. Facile aussi de se laisser aller à des jugements quant aux réactions de certains de ces personnages. Mais on se doit d’admettre que s’il s’agissait d’un réel choix à faire, dans des conditions plus ou moins similaires, nos propres raisonnements et réactions pourraient bien nous surprendre. Préférerions-nous vraiment la morale à la vie ? Comment le savoir ?
Une affiche de qualité !
Dans tous les sens du terme d’ailleurs, car le graphisme de l’affiche du spectacle est en effet très réussi ! Côté distribution, c’est également un sans faute. Le soir de notre venue, nous avons particulièrement été sensibles à l’interprétation du personnage discret de Jean-Paul, le médecin sympathisant, par Sébastien Desjours. On se souvient notamment de lui dans la pièce 65 Miles, mise en scène par Pamela Ravassard. Très convaincant également, Jochen Hägele, qui incarne un commandant Kaubach intense sans être dans la caricature.
Benjamin Egner, formidable cet été dans La voix d’or, d’Éric Bu et Thibaud Houdinière, est ici tout aussi captivant et touchant en professeur désinvolte mais non moins sensible. Quant à Thierry Fremont, dans le rôle de André, le convive qui s’invite tout seul, il est brillant ! L’évolution de son personnage est la plus marquante. En effet, s’il s’impose d’abord d’une manière qui laisse à penser qu’il est le plus sûr de lui et le plus courageux de l’assemblée, ses failles, ses peurs, sa fragilité même, le rattrapent peu à peu. Et ce n’est alors plus le même homme que nous avons face à nous.
Un huis-clos haletant et parfaitement mené
La tension ne fait que grandir à mesure que le temps passe et que chacun se dévoile un peu plus. Les personnages sont tous intéressants, chacun d’eux enrichit la pièce de sa personnalité et de son énergie, la rendant ainsi captivante même dans les silences. Et puis, de manière assez inattendue mais salvatrice, on rit également beaucoup. Un rire parfois grinçant, c’est certain, mais qui apporte juste ce qu’il faut de légèreté. Julien Sibre a su insuffler à son adaptation et à sa mise en scène la bonne dose de dynamisme, de profondeur et de sensibilité.
« La situation inextricable dans laquelle son plongés les malheureux héros de cette histoire a toujours cette extraordinaire capacité à mettre au jour la facilité qu’ont sans cesse eue les Hommes à se préserver joyeusement et à s’étourdir d’égoïsme et d’insouciance quand l’orage gronde alentour. »
Ainsi, tout s’articule efficacement. Les dialogues sont savoureux, plein d’esprit et de réparties bien senties. La musique originale de Jérôme Hédin vient de temps à autre nourrir la tension dramatique. Et si quelques longueurs peuvent parfois se faire sentir, on ne s’ennuie pas un seul instant pour autant. C’est donc un excellent moment que l’on passe avec Le repas des fauves. Un repas qui risque toutefois de leur rester sur l’estomac… !
Le repas des fauves, d’après Vahé Katcha, adaptation et mise en scène Julien Sibre, avec (en alternance) Thierry Frémont, Cyril Aubin, Olivier Bouana, Stéphanie Caillol, Sébastien Desjours, Benjamin Egner, Jochen Hägele, Stéphanie Hédin, Jérémy Prevost, Julien Sibre, Barbara Tissier, Alexis Victor, se joue au Théâtre Hébertot.
Avis
Au-delà d'une époque et d'une situation historique, cette comédie dramatique invite à une réflexion plus profonde et universelle sur l'âme humaine, et sur nos réactions face à l'adversité. Qu'aurions-nous fait à leur place ? Force est d'admettre qu'il est assez impossible de répondre à cette question qui nous brûle et promet des discussions animées après le spectacle.