Silent Jenny, le dernier ouvrage de Mathieu Bablet est paru récemment. L’occasion de croiser la lecture avec son premier livre: La belle mort.
Cet article contient de légers spoilers des intrigues et fins des deux ouvrages
Ces deux œuvres constituent le point de départ et l’aboutissement du cycle de réflexion de Mathieu Bablet sur la solitude, la fin du monde et la transformation. La mise en perspective de Silent Jenny avec La belle mort permet de mieux comprendre ce qu’elle continue, ce qu’elle apporte de plus, et surtout, de comprendre ce qu’elle achève dans la pensée de l’auteur.
« Je ne voulais plus faire de SF catastrophiste, mais proposer un réenchantement. »
(Mathieu Bablet, Entretien Fnac, 2025)
Le monde est mort, vive le monde !
La belle mort, parue en 2011 est donc le premier ouvrage de Mathieu Bablet. Il raconte une Terre dévastée après une invasion d’insectes extraterrestres (les insectoïdes). Trois survivants errent depuis près de 5 ans. La recherche de nourriture n’est pas la seule préoccupation, car il leur faut éviter la menace grouillante, la maladie, la folie de leur solitude et du silence. Leurs opinions diffèrent sur le fait de trouver d’autres survivants comme eux, entre partage du fardeau et partage des denrées. C’est justement là qu’ils vont rencontrer une jeune femme mystérieuse, qui va les guider jusqu’à leur destin.

Le trait de Bablet est caractéristique, reconnaissable entre tous ; ses personnages sont difficilement esthétiques, et cela peut ne pas plaire. Mais les paysages urbains sont sa grande force, et il offre des planches magistrales, aux couleurs presque « neuves ». C’est sur un plan large et silencieux, lumineux, et beau dans sa désolation, que l’auteur termine son histoire en tragédie esthétique et inéluctable. Le monde est mort, mais c’est une belle mort.
Jenny, fair body
Silent Jenny est un récit au sous-ton écologique, dans lequel Jenny (premier personnage principal féminin de l’auteur) vit dans un futur postapocalyptique où les abeilles ont disparu. Et avec eux, la végétation, la nature, la météo clémente et les pizzas 4 saisons. L’humanité dérive, et survit à bord de « monades », des bâtiments-villages sur roues, qui ne s’arrêtent jamais. Chacune est une micro société avec ses propres règles. Jenny vit sur l’une d’entre elle, tout en étant engagée dans une mission pour une grosse corporation : retrouver l’ADN des dernières abeilles pour tenter de restaurer l’équilibre naturel. Elle a pour cela un dispositif qui lui permet de rapetisser ou grandir. C’est l’histoire qu’aurait pu être Ant-man et la guêpe, en bien mieux. La technologie n’est pas sans risques, car au cours du récit, le corps de Jenny subit des mutations, lentes et inéluctables. Elle doit avancer, et composer avec l’inconnue d’elle-même. Jusqu’où réduira-t-elle sa taille et sa présence en ce monde?

Sa double appartenance l’isole et l’engage en même temps. Elle est au carrefour de multiples choix pour sa vie, pour ses proches, pour l’humanité. Faute de mouvement pour aller vers une décision ou une autre, elle se mure dans le silence. Or, la règle d’une monade est de ne jamais s’arrêter, d’avancer pour vivre.
Un crayon au service de la narration
Graphiquement, l’évolution de l’auteur se ressent fortement. Les personnages de Silent Jenny sont bien plus saccadés, parfois imprécis. Mais les paysages prennent bien plus d’espaces et de doubles pages. La narration s’émancipe, s’étale dans de grands silences et prend son temps (311 pages, contre 160 pour La belle mort). On est passé du gaufrier académique qui enferme les personnages de son premier livre étouffe les personnages à un monde plus ouvert qui, paradoxalement, respire mieux. Les tons de gris, adapté à la ville, laissent désormais la place aux ocres chauds caniculaires de ce monde sans végétation. On ne suffoque plus, on contemple.
La belle non mort de Jenny
Si La Belle Mort exprime la désillusion des héros un peu trop figés, impuissants et spectateurs d’une catastrophe qu’ils ne comprennent pas, Silent Jenny va au contraire accepter la transformation et proposer une lecture de son nouveau monde. Elle n’est plus paralysée par la perte (de la société, de ses proches, de son univers), mais métamorphosée par elle. Elle devient un véhicule, et construit des ponts à la croisée de ses chemins.

La fin peut décontenancer, même décevoir. Mais pas de fausses promesses ici. Plutôt une invitation à embrasser le « mouvement » vers une évolution inconnue. On n’attend pas l’ultime bataille comme dans La belle mort, mais on imagine au contraire la reconstruction, la résilience, la mutation. Tout le livre nous y a préparé, dans sa mise en scène de la transformation continue et la beauté dans l’instable. C’est le passage du nihilisme à la lucidité mélancolique.
Silent Jenny est la clôture symbolique d’un parcours d’auteur. Il nous accompagne pour ne plus être spectateur de son récit fini, mais au contraire pour en être acteur, en envisageant une fin continue. C’est ce changement de posture, plus optimiste mais aussi plus nuancé, qui fait de Silent Jenny la rédemption de La Belle Mort.
Silent Jenny, sortie le 15 octobre 2025, et La belle mort, sortie en 2011.


Avis
A travers des aventures grandioses ou minuscules, Silent Jenny parle de la solitude et de la mutation. Une histoire qui s'étale, prend l'espace et nous offre la possibilité de respirer un futur en mouvement.

