Merteuil nous emmène quinze ans après Les Liaisons Dangereuses et imagine une rencontre entre deux personnages féminins majeurs de l’œuvre.
La marquise de Merteuil a reçu un mystérieux billet l’invitant à se rendre dans un relais de chasse en pleine forêt. Elle qui s’était retirée du monde depuis la mort du Vicomte de Valmont quinze ans plus tôt se demande qui peut bien vouloir la rencontrer. Et elle n’est pas au bout de ses surprises…
Et si Les liaisons dangereuses avait une suite ? L’idée de départ de cette création inédite est excellente et a suscité notre curiosité. Comment auraient bien pu évoluer cette marquise et Cécile de Volanges après toutes ces années, dans une société bousculée par la Révolution française ? Et qu’en serait-il de la colère, de la rancœur, des blessures ? Un face à face captivant.
Des retrouvailles au goût amer
Inutile de réviser vos classiques. Si vous n’avez pas lu l’œuvre de Laclos ou que vous ne l’avez plus en tête, cela ne vous empêchera en rien de comprendre et d’apprécier la pièce. Rappelons brièvement tout de même que, pour assouvir un désir de vengeance, la libertine Marquise de Merteuil avait jeté Cécile de Volanges, à peine sortie du couvent, dans les bras du séducteur Vicomte de Valmont, homme aux mœurs douteuses qui ne se préoccupait de rien d’autre que de son propre désir.
Quinze années se sont écoulées depuis. La Marquise est partie en ne laissant aucune trace derrière elle. Elle parle de « retraite » quand Cécile parle d’exil, de fuite, bien décidée à confronter celle qu’elle considérait comme sa mère à ses responsabilités. Mais cette dernière, solide dans ses convictions et orgueilleuse à souhait, ne compte pas plier. C’est alors un véritable duel aux airs de combat d’escrime qui se tient devant nous.
Deux comédiennes éblouissantes
Les deux comédiennes nous régalent dans ces rôles tout en nuances et complexité qu’elles interprètent avec une justesse admirable. Chloé Berthier est une Cécile délicate, sensible et bien moins naïve que la jeune fille qu’elle était. Douce et romantique, elle n’en demeure pas moins dotée d’une grande force de caractère qui lui a permis de conquérir sa liberté à sa manière.
Marjorie Frantz, elle, incarne avec beaucoup de charisme cette « héroïne diabolique » ainsi que Salomé Villiers qualifie le personnage sulfureux de la marquise. Une femme puissante, quoi qu’un peu fragilisée par le temps, séductrice dans l’âme, qui pose un regard fier sur celle qu’elle était. Sa présence en impose. Elle finit toutefois par laisser entrevoir, sous une armure d’orgueil, une sensibilité touchante.
« Je vous reconnais un certain goût pour la fantaisie, vous étiez une enfant délicieuse, quoiqu’un peu insipide et mielleuse, avec trop peu de consistance pour fixer l’attention. »
Ces deux personnages débordent d’intelligence, et leur échange, tout en ironie, sarcasme et humour cinglant, est jubilatoire. On ne les lâche pas du regard un seul instant tandis que les coups sont esquivés à mesure qu’ils pleuvent. Entre aveux, accusations et manipulations, les rebondissements ne manquent pas. Et la domination bascule sans cesse d’un côté à l’autre, révélant les forces aussi bien que les faiblesses de chacune. C’est même à se demander qui se révèlera finalement la plus féroce des deux…
Merteuil, ce personnage troublant
Le combat qu’elles livrent est pourtant le même : celui pour la liberté et l’indépendance des femmes. Mais leurs visions se heurtent, chacune semblant appartenir à une époque différente. La marquise de Merteuil est en révolte contre l’injustice et la privation de liberté faites aux femmes. Elle érige la connaissance comme une arme pour parvenir à l’égalité, et se targue d’avoir offert à Cécile l’éducation nécessaire à l’émancipation dans une société qui l’aurait sinon condamnée, comme toutes les femmes, à être réduite à faire de la broderie et élever des enfants.
« La connaissance est l’arme la plus efficace qui soit pour nous permettre d’abolir le privilège que se sont octroyé ces messieurs depuis la nuit des temps.«
Ainsi, on est troublé par ce personnage car, si ses méthodes se révélèrent plus que douteuses, beaucoup de ses propos sonnent juste dans les intentions qu’elle avance pour les justifier. Ils donnent d’ailleurs lieu à de captivantes tirades. Pourtant, il ne fait aucun doute pour Cécile que c’est un viol que la marquise a orchestré et cautionné sur sa personne, au nom de la liberté des femmes. Et ses conséquences furent bien plus réelles que Merteuil ne l’imagine…
Un texte d’hier et d’aujourd’hui
On savoure le texte plein de finesse et de jolies trouvailles de Marjorie Frantz qui réussit le pari de faire entendre la langue du siècle des Lumières – en même temps que les codes de la société de l’époque – tout en lui donnant une résonance toute contemporaine. L’occasion ainsi de s’entendre rappeler que céder n’est pas consentir, et que le viol se faufile plus volontiers là où l’ignorance et/ou le conditionnement règnent.
La mise en scène sobre et élégante de Salomé Villiers, Molière de la Révélation Féminine en 2022 pour Le Montespan, offre à ce huis-clos l’écrin parfait. Quelques notes de musique viennent délicatement soutenir la tension à des moments bien choisis, tandis que la lumière de Denis Koransky accompagne subtilement les élans émotionnels, se tamisant quand l’échange prend soudain le ton de la confidence.
Et quand l’heure de vérité arrive et que tombent les derniers masques en même temps que la nuit, la scène se dépouille alors des voiles blancs qui l’encerclaient pour offrir à l’épilogue une émotion à la sincérité inattendue…
Merteuil, de Marjorie Frantz, mise en scène Salomé Villiers, avec Chloé Berthier & Marjorie Frantz, se joue jusqu’au 07 mai 2023, du mardi au samedi à 20h et le dimanche à 17h, au Lucernaire.
[UPDATE 2024] Se joue du 31 janvier au 31 mars au Lucernaire.
Avis
Cette création contemporaine est un bijou de finesse et d'élégance, tant dans la forme que dans le fond. Elle s'intéresse à la condition féminine dans un monde en perpétuelle mutation. Une suite captivante, à la hauteur de l’œuvre de Choderlos de Laclos.