Ædnan de Linnea Axelsson est un poème épique en trois parties. Il embrasse plus d’un siècle d’histoire same, de 1913 à 2016. Entre héritage culturel, drames familiaux et lutte pour préserver une langue et un territoire, cette fresque en vers mêle souffle historique et intimité bouleversante.
Ædnan – qui signifie « terre » en langue same – suit le destin de deux familles à travers trois générations. Dans Ædnan(1913-1964), Ædno (1956-2016) et Ædni (1984-2016), se croisent plusieurs voix, celles des morts comme celles des vivants : Ber-Jonà, Ristin, Aslat, Nila, Lise, Rolf, Ella-Susanna, Sandra et Per.
Tous ces personnages portent le poids de la transmission. Ils sont liés à la terre et marqués par des blessures profondes, par exemple la perte d’un enfant ou d’un parent. Au fil des décennies, leurs trajectoires reflètent celles d’un peuple autochtone. En effet, ce peuple fut contraint de s’adapter, parfois au prix de son identité culturelle.
Linnea Axelsson, voix de Sápmi
Poétesse, romancière et historienne de l’art, Linnea Axelsson est née en 1980 à Porjus, dans l’extrême nord de la Suède. Elle est issue d’une famille same. En 2018, Ædnan lui vaut le prestigieux Prix August, ainsi que d’autres distinctions majeures. Aujourd’hui, elle vit à Stockholm et poursuit une œuvre profondément marquée par la mémoire et la transmission.

La force du chant poétique
Ici, la narration n’a rien de classique. En effet, Linnea Axelsson choisit le vers libre comme fil conducteur de cette saga familiale. Cette écriture ciselée, à la fois épurée et mélodieuse, donne un rythme singulier à la lecture, proche d’un chant traditionnel same. Le texte alterne voix narratives et époques historiques, laissant au lecteur des silences aussi éloquents que les mots. Une forme littéraire qui peut dérouter les habitués du récit linéaire, mais qui amplifie considérablement la force émotionnelle du récit.
Le peuple same : un peuple aux racines profondes
Les Sames représentent le dernier peuple autochtone d’Europe. Ces derniers vivent au nord de la Scandinavie et de la Russie depuis des millénaires. D’abord éleveurs de rennes, chasseurs et pêcheurs, ils entretiennent un lien vital avec la nature arctique et sub-arctique.
Ædnan raconte leur histoire récente, notamment marquée par la colonisation suédoise, norvégienne et finlandaise, et par l’assimilation forcée. Pour cette raison, la lutte acharnée pour préserver leurs langues et leurs droits territoriaux sont au cœur du récit. Cette violence est superbement illustrée par les vers suivants :
« La langue suédoise
a pris possession
de mes pensées.
Le same dormait
Depuis longtemps tout au fond de moi
de honte
de soumission. »
Les drames familiaux, comme la disparition d’un enfant ou la perte d’un parent, y résonnent avec la dépossession systématique d’un peuple entier.
Transmission, mémoire et résilience culturelle
Transmission intergénérationnelle, quête identitaire, lien ancestral à la terre, processus de deuil et résilience collective se croisent au fil des pages. Chaque génération porte les cicatrices historiques et les espoirs de la précédente. Ici, la poésie devient un véritable acte politique. C’est un moyen de sauvegarder la mémoire collective same et de dire l’indicible des traumatismes coloniaux.
Cette approche place Ædnan parmi les grandes œuvres de la littérature post-coloniale européenne. Le livre témoigne, à travers le drame d’un personnage, de la résilience du peuple same tout entier :
« Moi j’ai déployé
mon kolt comme des ailes
et j’ai filé.
Je me suis vidé de
mon sang et
J’ai disparu.
Je ne pouvais pas rester.
Là où j’étais tombé
sans pouvoir
me relever. »
Linnea Axelsson – Ædnan Terre-mère (traduit du suédois par Rachel Erdmann), éditions Paulsen, 512 pages, parution le 21 août 2025.

Avis
Un texte rare, qui mêle puissance historique et délicatesse formelle. Ædnan est une fresque qui exige un lecteur prêt à se laisser porter par le rythme du vers. Ce choix poétique, atypique dans un récit de cette ampleur, en fait toute la singularité… mais pourra aussi en tenir certains à distance. Pour qui aime que les mots soient aussi importants que l’histoire qu’ils racontent, c’est un grand livre.