Dans Va aimer !, Eva Rami nous parle des relations complexes de domination et d’enfermement qui peuvent se mettre en place en amour.
Nos coups de cœur ne sont pas si fréquents. Et il est plus rare encore que nous en ayons deux à la suite. Mais, il est vrai qu’en commençant la journée avec la nouvelle création du collectif hip hop Wanted Posse, Njim, et en la terminant par le nouveau seule en scène d’Eva Rami, nous avons un peu cherché !
Il y a des premières fois qui marquent. Celle de notre rencontre avec le talent immense de cette comédienne est de celles-là. En effet, c’est une bonne grosse claque que nous avions prise avec son spectacle T’es toi, dans lequel elle retraçait le parcours d’Elsa pour devenir comédienne. Elle était donc l’un de nos plus gros espoirs pour cette nouvelle édition du Festival OFF. Et s’il est toujours un peu risqué d’avoir trop d’attentes, avec Eva Rami nous savions pertinemment que nous ne risquions rien…
Un seule en scène ? Vraiment ?
Ça commence par une visite scolaire au cœur d’un vagin. Une entrée en matière, si l’on peut dire, assez inattendue, mais néanmoins très drôlement amenée ! Sauf qu’à la fin de l’excursion, un enfant est manquant. Et c’est d’Elsa qu’il s’agit. C’est là que le rêve se termine et que l’histoire commence… Ou plutôt, qu’elle reprend. En effet, nous reconnaissons immédiatement quelques-uns des personnages que nous avions rencontrés dans son précédent spectacle. Sa mère, avec son narcissisme et ses cigarettes toujours collées aux lèvres, son père avec son accent du sud et son amour aussi fort que son tempérament, et sa grand-mère à l’affection un peu envahissante.
Et si nous nous souvenions aussi bien d’eux c’est parce qu’il s’agit là de l’un des aspects du jeu de la comédienne qui nous avait le plus époustouflés : la précision et le niveau de détail avec lesquels elle incarne les personnages, et la virtuosité avec laquelle elle les fait coexister sur scène. En effet, Eva Rami a ce talent de nous rendre les personnages visibles, de délimiter les contours de chacun d’une manière impeccablement nette. Et là encore, nous sommes immédiatement saisis par l’admiration. Non, vraiment, elle n’est pas seule sur scène.
D’autant qu’un tas d’autres personnages tout aussi finement caricaturés font leur apparition. Il y a cet hilarant thérapeute en médecines parallèles qui prononce toutes les lettres muettes en fin de mots ; cette prof, très maniérée dans sa gestuelle et son élocution ; ces ados qui découvrent la sexualité à travers un film porno et s’insultent à tout va… Et puis il y a ce Charles, mâle alpha toxique auprès duquel Elsa pensera trouver l’amour et finira par sombrer dans la dépression.
Va aimer ! nous touche en plein cœur
Il y a, ainsi, des moments où le cœur n’est plus à rire. Comme dans cette scène terriblement poignante où l’évolution de la relation amoureuse destructrice entre Elsa et Charles se rejoue en accéléré et dévoile, sur fond de sonorités techno qui frappent, la domination et les humiliations de plus en plus souvent subies par la jeune femme, bientôt anéantie.
« Je me suis réveillée dans son lit, c’est que j’en avais envie, non ? »
Il y a aussi ces instants qu’il serait difficile de décrire à leur juste valeur où, à la lueur d’une ampoule suspendue qu’elle fait parfois se balancer, Elsa prend la parole pour se livrer. Mélange de rage, de douceur, de douleur, d’une poésie qui nous serre le cœur, ces confidences, ces cris de l’âme sont d’une grâce et d’une sincérité bouleversantes. Mais puisque nous avions réussi à ne pas pleurer, alors ça n’arriverait pas pensions-nous…
Mais viennent ensuite la mise en scène d’un procès, les questions douteuses de la juge, la colère comme seule émotion attendue de la part de la victime… Et puis… une Elsa apaisée prend la parole pour énumérer sans emphase les hommes qui ont croisé sa vie, ou au moins son corps, en oubliant de le respecter. Dans notre tête, alors, comme dans celles de beaucoup de femmes présentes dans la salle probablement, d’autres prénoms pour des situations plus ou moins similaires s’inscrivent en écho. Et nous ne pouvons déjà plus rien contre ces larmes parties dévaler nos joues…
Une superbe leçon de vie
Il y aurait tellement à dire sur ce spectacle… Tellement de jolies choses qui s’écrivent entre les lignes que nous pourrions vous en parler pendant des heures… Eva Rami y parle d’elle, bien sûr, mais aussi de nous, de l’amour, du désir, de la manipulation et de l’enfermement qui s’insinuent parfois dans les relations, de la masturbation qui n’a rien de honteux, de la solitude qui peut être belle, du consentement qui n’a rien d’optionnel…
Ce troisième et dernier spectacle du triptyque après Vole ! et T’es toi ! sonne comme une libération, la fin d’un cheminement intérieur nécessaire pour qu’enfin la cage de cet oiseau puisse s’ouvrir sur la liberté et que la vie jaillisse à nouveau. Une jolie métaphore pour raconter le temps et les étapes souvent nécessaires avant de pouvoir pleinement se libérer de ce qui a été subi, de ce qui n’a pas été dit, du silence qui paralyse et consolide les barreaux de nos prisons ; pour faire la paix avec nos colères, nos douleurs, nos rancœurs, et les remplacer par au moins autant d’amour et de tendresse.
Nous évoquions dans un précédent article l’importance de pouvoir justifier chaque mot, chaque déplacement, chaque choix de mise en scène. Dans Va aimer !, nous y sommes parfaitement. Tout a un sens et vient s’inscrire dans la construction du récit, vient nourrir l’histoire. Chaque élément est une pièce du puzzle (d’au moins mille pièces !) que nous contemplons à la fin avec une gratitude et un respect immense à l’égard de cette femme, de cette artiste, de cette humaine merveilleuse et inspirante.
Va aimer !, écrit et joué par Eva Rami, se joue du 7 au 26 juillet, à 17h35 (relâche les jeudis), au Théâtre du Train Bleu.
[UPDATE 2023] À partir du 26 septembre au Théâtre Lepic.
Retrouvez tous nos articles consacrés au Festival Off d’Avignon ici.
Avis
Eva Rami nous livre une fois de plus un texte riche, dense, construit et interprété avec beaucoup de rythme, de sensibilité et intelligence. Dans ce spectacle, elle part de l'intime pour aller vers l'universel. Et, une fois de plus, on n'en ressort pas indemne.